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LA NOUVELLE CARTHAGE

dire haut ce qu’il pense de votre nouvelle… industrie, cette agence d’émigration qui pourrait bien vous valoir des démêlés avec la justice. Fi donc !

— Monsieur ! fit Béjard en sursautant, Dupoissy est un calomniateur que je ferai traîner en prison !

Mais sans prendre garde à l’interruption, Dobouziez continuait :

— Quelle dégringolade ! Tomber jusqu’à devenir trafiquant en chair blanche. Vraiment, c’est à croire aux fables qu’on raconte sur vous ! Parole d’honneur, je ne sais qui préférer d’un négrier ou d’un agent d’émigration. Vous n’avez pas même eu la pudeur de donner un autre nom à la Gina, le navire qui emporte aujourd’hui tous ces misérables à Buenos-Ayres ! Et votre politique, est-ce moi peut-être, qui puise dans votre caisse les pièces d’or et les billets de banque à l’aide desquels vous vous êtes fait élire député… Je ne vous rappellerai pas avec quel enthousiasme et quelle sincérité…

Et terrible, retrouvant son beau port de tête d’autrefois et son ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à la face de son gendre cette hottée de griefs…

— Et comme si cela ne suffisait pas, reprit-il, non content de vous ruiner sottement, de disposer avec une légèreté criminelle du bien de votre femme et de votre enfant, vous rendez Gina malheureuse ; vous ne la sacrifiez pas seulement à vos ambitions politiques, mais vous avez des maîtresses…, il vous faut entretenir des actrices… Sous prétexte que cela pose un homme ! ça ! Ce n’est pas tout. Les lupanars du Riet-Dijk n’ont pas de client plus assidu et plus prodigue que le député Béjard ! Ah tenez, si je m’écoutais, dès ce soir, je reprendrais Gina chez moi avec son enfant, et je vous laisserais grimacer vos grands airs de représentant, devant votre coffre-fort vide et votre crédit épuisé…

— Votre fille ! Parlons-en de votre fille ! ricana Béjard qui tirait et mordillait rageusement ses favoris roux. Vous ne comptez donc pour rien les exigences et les fantaisies de Madame ? Fichtre ! il m’a bien fallu recourir aux spéculations et à des industries lucratives, pour faire face à son luxe de lorette. Mes bénéfices d’armateur n’y auraient pas suffi… Mais, c’était à prévoir, après la jolie éducation que vous lui avez donnée !…

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas laissée, alors ? fit Dobouziez. Si j’étais heureux et fier, moi, de la voir bien mise, rayonnante, entourée d’objets coûteux et à son goût ? Ah, si je n’avais eu à solder que ses frais de toilette, qu’à la pourvoir de distractions, de bijoux, de bibelots ; je ne serais pas aussi