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LA NOUVELLE CARTHAGE

fragé recueilli, vous poussez, enfin, dans l’angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit le mot : Bureaux.

Mais vous n’entrez encore que dans l’antichambre.

Une nouvelle poussée. Courage ! La porte capitonnée de cuir à l’intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de lettres ; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres aux vitres jusqu’à hauteur de vasistas ; vingt commis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pas avoir entendu votre invasion. Vous toussez, n’osant pas recourir à une interpellation directe… — Artie étrangère ? M’sieur ?… — Correspondance ? Caisse ?… L’article corinthes… Dattes… Pruneaux… Huile d’olive ?… vous demandent machinalement, sans même vous dévisager les ministres de ces départements divers, jusqu’à épuisement de la vingtaine. — Non ! dites-vous, au moins imposant de la série… un jeune homme à l’air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtes pour son long corps, ses bras en steeple-chase continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d’une main, d’un poignet, et d’une partie d’avant-bras, l’étoffe poussive. — Non ! dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans… — Daelmans-Deynze ! corrige le jeune homme effaré… M. Daelmans-Deynze… la porte du fond devant vous… Permettez que je vous précède… Il peut être occupé… Votre nom. Monsieur ?…

Enfin, la dernière formalité étant remplie ; vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de profil les vingt commis gros ou maigres ; chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de soixante à dix-huit ans — l’âge du jeune homme effaré — mais tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieu d’activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés.

Et c’est à peine si M. Lynen, le vieux caissier, a relevé vers vous son front chauve et ses lunettes d’or, et si M. Bietermans, son second en importance, le correspondant pour les langues étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au busc diplomatique.

Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en face du chef suprême de la « firme ? » — Entrez, a-t-il dit de