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LA NOUVELLE CARTHAGE

sa voix sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons-mères d’Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et clairs ; cela sans impertinence ; d’un seul regard il vous juge aussi rapidement son homme qu’il combinera en Bourse une affaire lucrative ; il a non seulement le compas, mais la sonde dans l’œil ; il devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c’est de l’or pur ou du doublé que porte votre mine.

Un terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze ! Mais un ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et vous en êtes, car c’est avec empressement qu’il vous a tendu sa large main et qu’il a serré la vôtre.

La plume derrière l’oreille, la bouche souriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoute, scandant vos phrases de politesse de « très bien ! » obligeants, en homme sachant qu’on s’intéresse à ce qui le concerne. Sa santé ! Vous vous informez de sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans ! Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais ne désertent pas ce noble crâne : ils lui feront plus tard une auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage sympathique. Les longs favoris bruns, que sa main tortille machinalement, s’entremêlent aussi de quelques fils blancs, mais ils ont grand air, tels qu’ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la moindre ride ; et ce teint rose, n’est-il pas le teint par excellence, le teint de l’homme sans fiel, au tempérament bien équilibré, aussi loin de la phtisie que de l’apoplexie ?… Il ne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est suspendu à un cordon. Simple coquetterie ! il lui rend aussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sa chaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge très blanc, voilà son seul luxe pour l’habillement. Grand, large d’épaules, il se tient droit comme un I, ou plutôt, comme nous l’avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les intérêts d’une des plus anciennes maisons d’Anvers.

Digne Daelmans-Deynze ! À la rue, ce sont des coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe, jusqu’aux ouvriers en bourgeron, tous lui tirent la casquette. Et jusqu’au vieux et hautain baron Van der Dorpen, son voisin, qui le salue, souvent le premier, d’un amical « Bonjour,