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LA NOUVELLE CARTHAGE

sont de solides canapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On en renouvelle les coussins avec un soin jaloux ; on polit consciencieusement le bois séculaire ; on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison : on ne les remplacera jamais.

La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l’épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux portraits de famille gagnent en intimité et en poésie patriarcale dans ces médaillons de vieil or et le tapis laineux a dépouillé ses couleurs criardes ; ses bouquets éclatants ont pris les tons harmonieux et apaisés d’un feuillage de septembre. Il y a bien des années que ces grands vases d’albâtre occupent les quatre encoignures de la vaste pièce ; que ce cuir de Cordoue revêt les parois, que la table ronde en palissandre occupe le milieu de la salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air ; ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre du crochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre des plis sévères et charmants de nappe d’autel.

C’est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard.

Ces deux hommes, camarades de collège, s’estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment il y a des années ; et c’est le luxe trop ostensible, le train de maison tapageur et surtout les relations remuantes et cosmopolites de l’industriel qui ont éloigné M. Daelmans d’un confrère dont il apprécie les connaissances solides, l’application et la probité. Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d’une association commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais c’était à l’époque de la pleine prospérité de cette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal. Aujourd’hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre ses actions.

Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que l’usine périclite, il n’ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard ; il pourrait manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille proposition, et ravaler l’objet offert afin de l’obtenir à des conditions léonines ; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s’embarrasser d’une affaire nou-