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LA NOUVELLE CARTHAGE

Depuis le matin, boursiers, boursicotiers, vont et viennent ; se croisent dans les rues, affairés, fiévreux, sans s’arrêter, échangeant à peine un bonjour sec comme le tic-tac de leur chronomètre : Time is money ! Avant la soirée les meilleurs amis ne se reconnaissent plus. To buy or not to buy ? That is the question ? monologue le sordide Hamlet du commerce. Il n’envisage plus l’univers qu’au point de vue de l’offre et de la demande. Produire ou consommer : tout est là !

Une heure ! Allons, que la meute avide de curée s’engorge par les quatre portes de l’élégant palais. Avec ses voûtes magnifiques, décorées d’attributs, de symboles et d’écussons de tous les pays, sous ses nervures de fer, contournées en arceaux, ce monument d’un gothique panaché de réminiscences mauresques et byzantines, mi-partie aryen, mi-partie sémite, présente un compromis bien digne de ce temple du dieu Commerce, par excellence le dieu fugitif et versatile.

Les rites commencent. Le bourdonnement sourd des incantations s’élève parfois jusqu’au brouhaha. Debout, chapeau sur la tête comme à la synagogue, les fidèles s’entassent et jabotent. Et, graduellement, l’atmosphère se vicie. On distingue à peine les métaux et les couleurs des peintures murales ; les élégants rinceaux se noient dans un brouillard d’halenées et de fumées opaques ! Le pouacre encens ! Les têtes ont l’air détachées du corps et flottent au-dessus des vagues.

À première vue, en tombant dans cette assemblée, on songe aux conventicules et aux sabbats. Jamais grenouillère altérée ne coassa avec pareil ensemble pour demander la pluie. Mais ces batraciens-ci réclament force pluie d’or.

Peu à peu, on parvient à démêler les uns des autres ces groupes de gens d’affaires et de mercantis.

Voici le coin des gros négociants se rendant encore à la Bourse par habitude. Ils traitent les affaires en affectant de parler d’autre chose, ou se déchargent de ces soucis sur quelque coadjuteur qui, de temps en temps, s’approche du patron pour prendre le mot d’ordre, la consigne. Ainsi le plénipotentiaire consulte le potentat. Là trônent, pontifient, les mages billionnaires, les grands prêtres. Piliers même du négoce, aussi solides que les colonnes de leurs temples. Colonnes philistines, hélas, contre lesquelles l’honnête Samson ne prévaudrait jamais ! Commettants, propriétaires, armateurs, courtiers de navires, banquiers, se prélassent dans leur importance, mains en poches ou sur le dos, et parlent peu, et parlent d’or — au propre et au figuré. Ploutocrates ventripotents, augures redoutables, leurs oracles sibyllins entament ou rehaussent le crédit du faiseur secondaire. Un mot de leur