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LA NOUVELLE CARTHAGE

Les opérations étaient exactes. Le patrimoine avait été géré d’une manière irréprochable. Le résultat était prévu. Tout était prévu !

Ah ! il ne se doutait pas, le rationnel Dobouziez, de la façon hétéroclite dont l’orphelin lui témoignerait bientôt sa reconnaissance ! Il oubliait, le parfait calculateur, que certains problèmes ont plusieurs solutions ! Sinon, il aurait peut-être rappelé le jeune homme qu’il congédiait si catégoriquement et lui aurait dit : « Soit, malheureux enfant, laisse-moi ton petit pécule et surtout ne te crois jamais notre obligé, le débiteur de Gina et de son père, le vengeur fatidique de ma fille… »

Laurent ne se doutait pas, en ce moment, de ce qui devait arriver et, cependant, il se sentait monter au cœur une sourde et opaque tristesse. Avant de se rendre à la fabrique, il s’était réjoui à l’idée de devenir son propre maître, de toucher un vrai capital, presque une fortune !… Et à présent qu’il tenait ces billets et cet or, ils lui brûlaient la poche et l’inquiétaient comme s’ils ne lui eussent pas appartenu ! Vrai, un voleur n’eût pas été plus soucieux que ce propriétaire.

Il était autrement confiant et dispos lorsqu’il s’était séparé, la dernière fois, de son tuteur. Que d’illusions et que d’espérances alors ! Avec les cent francs qu’il palpait mensuellement, il se croyait le plus riche des mortels et à présent que son avoir se chiffrait par milliers de francs, il n’avait jamais été aussi embarrassé de sa personne, aussi indécis, aussi mal dans son assiette.

Arrivé dans la rue, le Fossé lui sembla effluer des miasmes prophétiques : le Fossé lui-même se tournait contre lui ! Paridael flairait d’occultes menaces dans ces émanations, mais sans parvenir à déchiffrer ces vagues présages. En attendant, sa mauvaise humeur retombait sur l’usinier :

— Quelle banquise ! marmonnait-il outragé dans ses fibres aimantes. Il m’a reçu comme le dernier des coupables. À la fin, si je ne m’étais contenu, je lui aurais jeté ce sale argent au visage… ce sale argent !

Et se sentant très seul, très abandonné, prenant peur de lui-même, redoutant ce premier tête-à-tête avec sa pesante fortune, afin de secouer ses pensées noires, l’idée lui vint de se rendre chez les Tilbak.

L’autre fois aussi, cette visite avait été la première après son départ de la fabrique. Aussitôt, reprenant possession de lui-même, aux trois quarts rasséréné, il pressa le pas. En marchant, il se représentait d’avance le vivifiant et salubre milieu où il allait se retremper.

Depuis quelque temps, il avait négligé ses bons amis. Des