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LA NOUVELLE CARTHAGE

scrupules honorables étaient cause de cette apparente indifférence. Henriette ne semblait plus la même à son égard ; non pas que son affection pour lui eût diminué, bien au contraire ! mais quelque chose de fébrile et de contraint se mêlait maintenant à sa parole et, sans y mettre la moindre fatuité, le jeune homme se croyait, de la part de la jeune fille, l’objet d’un sentiment plus vif qu’une simple amitié fraternelle. Or, incapable d’oublier la superbe Gina, Laurent craignait d’alimenter cette passion à laquelle il ne voyait point d’issue, car il se fût tué avant d’abuser de la confiance que Vincent et Siska plaçaient en lui.

Mais comme il cheminait aujourd’hui vers la Noix de Coco et qu’une réaction bienfaisante se produisait dans son esprit, l’image d’Henriette lui apparut plus douce, plus touchante que jamais, et, à cette évocation, il éprouva ou du moins s’excita à éprouver pour la jeune fille une inclination moins quiète et moins platonique que par le passé. Qu’avait-il erré si longtemps ! Il tenait le bonheur sous la main. Il ne pouvait mieux inaugurer sa vie nouvelle et rompre avec ses anciennes attaches qu’en épousant la saine et honnête enfant des Tilbak.

L’état dans lequel l’avait plongé son entrevue avec Dobouziez contribua à accélérer cette résolution. Rien ne lui parut plus raisonnable et plus réalisable. Le consentement des parents lui était acquis d’avance. On publierait aussitôt les bans.

En caressant ces perspectives matrimoniales, il arriva à la Noix de Coco et, traversant la boutique, entra directement, en familier, dans la chambre du fond. Il trouva tous les membres de la famille réunis, mais fut frappé par leurs mines allongées et chagrines. Avant qu’il eût eu le temps de leur demander une explication, Vincent l’entraîna dans la pièce de devant et, après une quinte de toux nerveuse, lui dit d’une voix engorgée :

— C’est décidé, Monsieur Lorki, nous émigrons, nous partons pour Buenos-Ayres…

Laurent crut s’effondrer.

— Mais, mon brave Vincent, vous perdez la tête…

— Nullement, c’est tout à fait sérieux. Ce matin j’ai pris moi-même mon passage chez M. Béjard, au quai Sainte-Aldegonde. Je vais m’embarquer… J’ai même toute la prime… Voilà des mois que ce projet me trottait par la caboche. Il n’y a plus rien à entreprendre ici pour nous. Le commerce des bousingots et des casquettes ne va plus. Le biscuit se fait rare.

« On a gâté le métier. Avec ces runners qui accaparent le marin dès l’embouchure de l’Escaut et l’entraînent, ivre et sans volonté, au fond de leurs cavernes où ils le plument et l’écor-