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LA NOUVELLE CARTHAGE

inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme un batteur d’estrade qui aurait fait un mauvais coup ; seulement le temps d’aller et de repartir, de toucher pied au terroir de ses exclusives délices, d’embrasser les anciens et la promise, de respirer l’odeur des brûlis dans l’émolliente humidité du crépuscule !

Et, à présent, ces mêmes rustauds, endurcis, acculés dans une alternative sinistre, consentent, remplis d’une poignante et farouche résolution, à se laisser amputer de leur patrie !

Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tant qu’ils parvinrent à partager, entre les leurs, la croûte de pain noir et l’écuellée de pommes de terre, ils se sont roidis, le ventre serré, butés dans leur attachement au pays, comme les chrétiens dans leur foi ; mais, du jour où les femmes, les petits mêmes n’eurent plus rien à se mettre sous la dent, oh ! leur sombre héroïsme a fléchi, et un matin ils se sont décidés à l’exil, comme on se résigne au suicide.

C’en est fait. La maisonnée vide le chaume patrimonial ; son chef renonce aux terres affermées, vend le bétail, les chevaux, les attelages, les instruments de culture !…

La défaite des plus tenaces partisans du terroir, des meilleurs parmi les blousiers, ébranle, affole le reste de la population ; la panique se propage de clocher en clocher.

Des fermiers qui auraient pu tenir bon quelques années encore et résister à la crise, prennent peur, emboîtent le pas à leurs valets et aux meurt-de-faim. Ils se sont rappelés tant de leurs voisins et des plus argenteux, qui avaient toujours espéré, qui s’étaient évertués contre les épreuves redoublées, contre la chronique détresse, jusqu’à ce que l’insuffisance des récoltes, encore aggravée par la concurrence des greniers transatlantiques, les eût réduits sur leurs vieux jours, à prendre service dans la ferme même où ils avaient commandé.

Les prévoyants emportaient leur outillage et leurs bêtes de labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles, à ces terres promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne, royaumes du prêtre Jean, Amériques croulantes de blés et de fruits, dont les produits, bétail gras, viandes savoureuses, blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, les marchés de l’Europe, confondaient et submergeaient la faune et la fauve dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guérets épuisés. Non, plutôt que d’attendre le coup de grâce, colons de l’Europe caduque passeraient au continent pléthorique.

Et, pour achever la déroute et transformer en nomades ces ruraux réputés indéracinables, des embaucheurs à la langue bien pendue, adroits et insinuants, se rendaient de bourgade