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LA NOUVELLE CARTHAGE

en bourgade, visitaient les cabarets aux jours de ventes et d’assemblées et profitaient de la prostration et du déboire des pauvres gars les soirs de dimanche, les lendemains de kermesses pour effréner leurs cervelles dans de troublants mirages de prospérité. Afin de mieux écouter le tentateur, au mielleux bagout, à la clinquante loquêle, les vachers en garouage, les faneurs calleux et poupards, bouche bée, regards extatiques, laissaient s’éteindre leur pipe de terre. Le fluide de la merveillosité traversait leur derme hâlé et luisant, chatouillait jusqu’aux moëlles leurs fibres ingénues, stupéfiait leur sens matois, et les tenait haletants, suspendus aux lèvres du drôle d’où fusaient, comme une girande, des descriptions plus éblouissantes, plus enluminées, que les chromos de la balle du mercier et le paravent du marchand de complaintes.

Une nuée de ces maquignons recrutés parmi des procureurs de bas étage, s’était abattue sur le pays comme des chacals sur un champ de bataille. Ils avaient des allures louches, des façons familières, des dégingandements de mauvais camelots qui eussent dû mettre en défiance des âmes moins simples.

Ainsi, ils examinaient les manouvriers de fière mine, les inspectaient des pieds jusqu’à la tête avec une persistance presque gênante, allant même jusqu’à leur passer la main sur les bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, les éprouvant comme on fait au bétail et à la volaille, les jours de marché ; leur prenant le menton comme s’il s’agissait de vérifier l’âge en bouche d’un poulain ; encore un peu ils auraient invité ces simples à se déshabiller pour les ausculter et les visiter plus à l’aise. Sur les marchés de bois d’ébène les négriers ne se comportent pas autrement avec les noirs. Ils manœuvraient surtout autour des jeunes gens vigoureux, captaient leur confiance, gouailleurs, paternes, plaisantins comme des chirurgiens militaires présidant au conseil de revision.

Ces penards, ruraux dégrossis ou efflanqués de barrière, rompus aux besognes malpropres, s’entendent à allumer les convoitises dans ces cœurs primitifs mais complexes ; attisent ce vague besoin de jouissance qui dort au fond des brutes ; amorcent ces illettrés, les chauffent, les malaxent au moral comme au physique.

Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nos rustauds hument le mielleux discours, se prêtent aux insidieuses caresses ; jamais on ne leur en a tant dit, jamais témoignages aussi flatteurs ne les ont rehaussés à leurs propres yeux, les patauds ! Imprégnés de tiédeur, ils se laissent faire, deviennent la chose lige de leurs magnétiseurs et ne bougent plus de peur que cette douceur, ce long énervement ne cessent ! Et tout à l’heure,