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LA NOUVELLE CARTHAGE

l’embaucheur n’aura qu’à tirer son filet pour y tenir le copieux gaillard.

Ah ! ils ne sont pas dégoûtés, les entrepreneurs d’émigration ! Après avoir opéré dans le reste de l’Europe et drainé des races prolifiques mais lâches et veules, voici qu’ils jettent leur dévolu sur le meilleur sang des Flandres ! sur de solides et fermes gaillards, patients et laborieux comme leurs chevaux ! « Il nous faut cent mille Belges et nous les aurons dans six mois ! » ont déclaré Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto. Et leurs raccoleurs à gages de se mettre à l’œuvre. Hardi, les imposteurs ! À la curée, les vampires ! La commission vaut la peine qu’on se dérange ! C’est quinze à vingt francs, suivant sa qualité, pour chaque tête de Flamand livrée à l’expéditeur de viande humaine !

Mais ils se gardent bien d’avouer leurs profits, les rabatteurs et les traqueurs subalternes. À les entendre, ce sont les plus désintéressés des apôtres, de purs philanthropes, particulièrement dévoués aux campagnards.

Les boniments ruissellent d’or et de soleil. Les courtiers en mensonges promènent leurs écoutants par les possessions promises : des jardins paradisiaques et des palais de féerie. L’ardeur et la lumière des tropiques embrasent et illuminent tout à coup les horizons mélancoliques de ces visionnaires : Un écran magique dans une chambre obscure. Les blés mûrs couronnés d’épis aussi gros que leurs tignasses blondes, lèvent leurs gerbes à hauteur des toits ; les arbres ploient sous des citrouilles qui sont des pommes. Ces sablons rapportent du tabac ; des ruisseaux de lait irriguent les novales ; des plateaux montent doucement vers le ciel plus bleu que la robe des congréganistes, filles de Marie ; et cette pourpre subitement avivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les flancs de ces coteaux infinis, n’est plus celle de vos bruyères, ô mes épais buveurs de bière, mais celles de vos vignobles, ô futurs broyeurs de raisins !

Parfois le charmeur s’interrompt, autant pour reprendre haleine que pour donner aux patauds, qu’il accable de ses promesses, le temps de savourer et de humer ces évocations parfumées.

Il vante ensuite la bonté de la température, la clémence du climat, l’éternel sourire des saisons, et aucun hiver, aucun ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateur et pour confondre ses récoltes.

Là, le travail est un délassement ; pas de propriétaire, pas de maître, pas de soucis ; ni servitude, ni même de redevance. Tour à tour badin et attendri, l’imposteur enivre absolument