Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
174
LA NOUVELLE CARTHAGE

pour se donner du cœur ils entonnaient force rasades d’alcool comme le jour du tirage au sort.

Les yeux fous, les pommettes rouges, à la fois endimanchés et débraillés, on les eût pris à première vue pour ces jeunes valets et servantes qui, à la SS. Pierre et Paul, se font trimbaler, dès l’aube jusqu’au soir, dans des charrettes bâchées de feuillage et de fleurs[1].

Mais la plupart étaient silencieux et apathiques, abîmés dans des réflexions. Si, gagnés par la frénésie de leurs voisins, ils se mettaient d’aventure à battre quelques entrechats et à graillonner un refrain de féerie, le « Nous irons au pays des roses », des Rozenlands de la SS. Pierre et Paul, ou « Nous arrivons de Tord-le-Cou », des Gansrijders[2] du Mardi-Gras, les notes s’arrêtaient bien vite dans leur gorge et ils retombaient dans leur méditation.

En avance sur la marche du navire, leur pensée planait là-bas, par dessus l’immensité des espaces voués aux flots et aux nuages, vers les côtes lointaines où les attendaient les patries nouvelles ; ou bien leur esprit retournait en arrière et les ramenait au village natal, quitté la veille, à l’ombre du clocher d’ardoises dont la voix mélancolique et attendrie ne les exhorterait plus à la piété et à la résignation ! Ô ces cloches qui soulevaient autrefois les guérilleros en sarrau contre les étrangers régicides[3] et qui n’avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour empêcher l’invasion de la Faim ! En souvenir, les transfuges déjà repentis se transportaient sous le chaume de leur précaire héritage ; parmi les cultures péniblement assolées et gagnées après tant de luttes sur les folles bruyères (adorables ennemies ! tant maudites, mais déjà tant regrettées) ; ou encore, au bord de ces vennes et de ces meers, où ils pêchaient les grenouilles en gardant leurs vaches maigres ; ou bien autour des feux de scaddes[4], combattant de leur arôme résineux la moiteur paludéenne des soirées d’octobre.

Ô le doux hameau où ils ne remettraient plus jamais les pieds, où ils n’iraient même pas dormir leur dernier et meilleur somme en terre deux fois sainte à côté des bagaudes d’autrefois !

Laurent lisait l’arrière-pensée de ces braillards. Sa compassion pour les Tilbak s’étendait à leurs compagnons. Entre mille autres, et tous au plus poignant, un épisode surtout

  1. Voir les Nouvelles Kermesses : la Fête des SS. Pierre et Paul.
  2. Voir dans Kees Doorik, la troisième partie.
  3. Voir Les Fusillés de Malines.
  4. Vennes, meers étangs et mares de la Campine ; scaddes, feux de bruyères et de branches de sapins.