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LA NOUVELLE CARTHAGE

les simples de la plaine flamande t’avaient édifié une basilique sur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu’on vît de très loin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde que pour te rapprocher de ton Ciel ? Vierge inconstante, donnais-tu toi-même l’exemple de l’émigration à tous ces nostalgiques des pauvres landes de l’Escaut ?…

Mais ce soir, après avoir vu disparaître le navire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fumée avec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à pas lents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrer lui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d’une croix rouge par le toucheur.

Si, pourtant, les hauts et nobles propriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuer un peu les fermages, ces fanatiques du terroir n’auraient pas dû s’en aller ! Ils seraient bien avancés, les beaux sires, le jour où il n’y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreux domaines !

Quelques-uns des émigrants de Willeghem portaient à la casquette une brindille de bruyère ; d’autres avaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leurs bâtons, au manche de leurs outils, et les plus fervents emportaient, puérilité touchante ! tassé dans des caisses ou cousu dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée du sable natal !

Ingénûment, non pour récriminer contre la patrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernière et filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national, leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques ; les hommes : leurs bouffants et hauts casques de moire, leurs bragues de pilou et de dimitte, leurs kiels d’une coupe et d’une teinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé de leur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans du Nord de ceux du Midi ; — les femmes : leurs coiffes de dentelles à larges ailes qu’un ruban à ramages attache au chignon, et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n’ont d’équivalent en aucune autre contrée de la terre.

Au moment de délaisser la terre natale c’était comme s’ils songeaient à la célébrer et à s’en oindre d’une manière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant une certaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses et empâtées de leur dialecte ; ils tenaient à en faire répercuter les diphtongues dans l’atmosphère d’origine.

Mais ils trouvèrent encore moyen d’accentuer l’inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations.

Arrivés sous le hangar, avant de s’engager sur la passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de la tête firent