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LA NOUVELLE CARTHAGE

halte et volte-face, tournés vers la tour d’Anvers, et, embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent — et non sans couacs et sans détonations, comme si leurs instruments s’étranglaient de sanglots — l’air national, par excellence, l’Où peut-on être mieux du Liégeois Grétry, la douce et simple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage, les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéraments dissemblables mais non ennemis, quoiqu’en puissent penser les politiques. Aussi les houilleurs borains massés sur le pont se portèrent mains tendues au devant des Flamins.

Tels se réconcilient et s’embrassent deux orphelins au lit de mort de leur mère.

Les conjectures vraiment pathétiques de cette dernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux de pensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé et modulé d’une façon si bellement barbare, par ces bannis si affectifs, toutes les expansions refoulées et tous les désenchantements de sa vie. Cette scène devait lui rendre plus cher que jamais le monde des opprimés et des méconnus.

Qu’il était loin déjà le jour d’insouciance de l’excursion à Hemixem et loin aussi le jour de son retour à Anvers et de sa longue contemplation des rives et du fleuve bien aimé !

Par ce dimanche ensoleillé, l’air vibrait aussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n’avait quitté la rive pour ne plus la revoir !

L’arrivée des Tilbak et de Jan Vingerhout porta l’exaltation de Laurent à son paroxysme. Il tressaillit comme un somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l’épaule. Il avait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, sa physionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestations le monde d’angoisses qu’il ressentait.

Il embrassa Siska et Vincent, hésita un moment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, il appliqua un long et fraternel baiser au front d’Henriette, donna une vigoureuse accolade à l’ancien baes de la Nation d’Amérique, et prenant les mains d’Henriette il les mit dans celles de son mari, et les tint pressées entre les siennes, comme pour s’unir à eux dans cette suprême et loyale étreinte.

Cette lugubre et ironique coïncidence qui faisait s’embarquer Henriette et les siens à bord de la Gina, lui avait aussi étreint le cœur. Il reconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. Cette Gina lui ravissait Henriette et tous ceux qu’il aimait !

D’autres corrélations bizarres et inattendues se présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émigrait en masse, était