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LA NOUVELLE CARTHAGE

Les règlements prescrivaient de séparer les sexes à bord et d’éloigner autant que possible des adultes les enfants en bas-âge. Mais Béjard et consorts n’étant pas hommes à tenir compte de ces prescriptions, on ne les observait qu’en vue du port.

Avant même de gagner la mer, on bouleversait tous ces arrangements ; on n’empêchait plus la promiscuité ; on recevait en fraude un surcroit de passagers que des embarcations interlopes amenaient de la rive pendant la nuit. Runners et smoglers n’avaient pas de client plus précieux que Béjard.

Les cambuses étaient fournies de lard, de viande fumée, de biscuits de mer, de bière, de café, de thé, « en quantité plus que suffisante pour le double de la durée du voyage, » renseignaient les prospectus, la dernière œuvre littéraire de Dupoissy, l’homme des impostures et des boniments mensongers. À la vérité c’est à peine si l’aiguade suffirait ! On rationnait les malheureux comme une garnison assiégée. Chaque voyageur recevait une petite gamelle en fer blanc ressemblant à celle des troupiers. La distribution des vivres se faisait deux fois par jour ; les aliments mesurés à la livre, les liquides au boujaron, litre spécial et réduit en usage sur les bateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse dans les entreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes sans toutefois balayer l’odeur invétérée.

Et c’est là qu’allaient devoir gîter la bonne Siska et la chère Henriette.

— Bah, disait Tilbak en voyant la mine déconfite de Laurent. La traversée n’est pas longue. Et j’en ai vu bien d’autres !

Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarqua quelques box en bois, contenant onze chevaux de labour, l’écurie de quelqu’un de ces fermiers aisés affolés par la crise et s’expatriant avant la ruine. À voir ces installations, autant eût valu jeter les bêtes à l’Escaut. Leurs propriétaires étaient bien naïfs s’ils s’imaginaient qu’elles supporteraient le voyage dans ces conditions. Les exploiteurs s’arrangeraient de façon à les leur faire céder à bas prix. L’entretien de ces chevaux coûterait gros à leurs possesseurs et à la longue ils en retireraient à peine le prix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans le moindre auvent, dans des caisses de bois blanc s’entassaient la paille, le foin et l’avoine.

Cependant les partants s’amoncelaient un peu à la diable. Le pont revêtait l’apparence d’un bivac de fugitifs, d’un campement de bohémiens. En frôlant ces parias de toutes les contrées, apportant je ne sais quelle couleur et quelle odeur spéciale dans leurs hardes, Laurent remarqua qu’ils étaient vêtus