Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
179
LA NOUVELLE CARTHAGE

Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter non plus ; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonfler les plus grosses bourdes, et se livrait à une débauche d’aphorismes et de monostiques stupéfiants, où pantalonnait et pétardait l’esprit du père Cats et d’Uilenspiegel, fidèle jusqu’au bout à sa réputation de boute-en-train des Nations.

À toute force il lui fallut prendre encore quelques verres avec eux, à l’estaminet le plus proche. Paridael n’avait pas pu refuser non plus les politesses de ses dignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où les tournées se succédaient, au feu roulant des gaillardises, aux bordées de jurons, aux francs coups de poing sur les tables, Laurent aurait encore pu se croire au « local », après le travail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de ces rudes bouleux apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ci une pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate, qui un rouleau de tabac, qui un couteau. Un de ces braves avait même eu l’idée de remettre du papier à lettres de trois couleurs, à Vingerhout. Il s’agissait de dérouter les interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Jan ou Tilbak écrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les choses allaient bien, le rose signifierait condition précaire mais supportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Et cela en dépit de ce que la lettre contiendrait de flatteur et de rassurant.

L’heure pressait. Laurent s’éclipsa pour aller installer les femmes, avec Tilbak, dans l’entrepont de la Gina. On fit d’abord quelque difficulté de recevoir Laurent à bord. L’accès des aménagements d’émigrants était strictement interdit aux curieux, et pour cause. Une fois sur le bateau il était même défendu aux voyageurs de retourner à terre, sous peine de perdre la place et même l’argent de leur passage. Toutefois, grâce à l’obligeance d’un gabier, avec lequel Tilbak avait été amateloté jadis, Paridael put inspecter le nouveau domicile de ses amis.

La Gina contenait plus de six cents lits de camp en bois blanc, ou plutôt des châssis mal varlopés, tendus d’une sangle, couplés et superposés par groupes de douze dans les entreponts. La literie de ces branles consistait en un sac bourré de paille fétide, dont un pourceau n’eût pas même voulu pour litière, vrai réceptacle de la vermine.

Malgré le long aérage il régnait dans ces couloirs une odeur indéfinissable d’hôpital mal tenu, mélange de bouteilles et de faguenas. Que serait-ce plus tard, lorsque toutes ces épaves humaines s’y encaqueraient, les haillons et les corps exsudant autant de miasmes qu’un grouillement de fauves ; surtout pendant les gros temps, lorsqu’on ferme les écoutilles.