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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Voyez, graillonnait-il en titubant et en brandissant la bouteille au dessus de sa tête, voici tout ce qui me reste ; dans cette bouteille s’est fondu le dernier argent que je possédais encore… Et, tenez, je bois cette gorgée d’adieu à la Belgique !

Et portant la bouteille à ses lèvres, il la vida d’un seul trait ; puis il la jeta de toutes ses forces contre le mur du quai, de manière à en éparpiller les éclats dans le fleuve. Et avec un rire idiot, il hurla :

Evviva l’America !

Cependant les matelots ramenaient à eux et enroulaient les amarres détachées des bornes de pierre, l’hélice commençait à patiner les vagues, sur la dunette le capitaine hurlait les ordres répétés à l’avant et à l’arrière et transmis par un mousse, au moyen d’un porte-voix, aux hommes de la chambre de chauffe ; manœuvré par le timonier à la barre, le navire vira lentement de bord et un bouillonnement de vaguilles lécha les flancs de la Gina.

À un choc de la manœuvre, l’arsouille venait de s’écrouler comme une masse aux pieds de ses compagnons de route. Laurent détourna les yeux vers des personnages plus édifiants.

La fanfare de Willeghem agita son drapeau de velours à broderies et à crépines d’or, et reprit l’Où peut-on être mieux, que les Borains, rapprochés des Campinois, chantaient en chœur.

Dans le papillottement des têtes échauffées ou blêmes, Laurent finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak. Jusqu’à la dernière heure il avait songé à prendre passage, sans rien leur dire, à bord de la Gina, pour partager leur sort et affronter avec eux l’inconnu redoutable ; seule la crainte de désobliger Vincent et Siska, de rouvrir une blessure fraîchement cicatrisée au cœur de leur fille, et de porter ombrage au loyal Vingerhout, en un mot, de leur être un perpétuel objet de contrainte et de gêne, le retint à Anvers.

Puis, un vague aimant l’empêchait de dire adieu à sa cité : il entretenait le pressentiment d’un devoir fatal à remplir, d’un rôle indispensable à jouer. Il ne savait lesquels. Mais sans se rendre compte des intentions que le destin avait sur lui, il attendait son heure.

Sur la Gina, les noëls, les hourrahs, un fracas, un tumulte d’appellations dominaient les accords mêmes de la fanfare. On répondait ferme, à cœur et à poumons non moins dilatés, de la cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage faisaient assaut de verve, de crânerie, de vaillance. Les casquettes volaient en l’air, des mouchoirs de couleur s’agitaient comme des