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LA NOUVELLE CARTHAGE

Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin des carrefours ; des masures ouvertes, éventrées, amputées de leurs pignons, montraient leurs carcasses de briques sanguinolentes auxquelles pendillaient, comme des lambeaux de chair et des lanières de peaux, de tristes tentures. On aurait dit de ces carcasses de bête accrochées à l’étal des bouchers.

Çà et là les brèches pratiquées dans les pâtés de vénérables bicoques antérieures à la domination espagnole, dans ces maisons branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieilles frileuses, ouvraient une échappée sur des constructions plus reculées encore, démasquaient des vestiges de donjons millénaires, mettaient à jour les burgs romans ou même romains des premiers âges de la ville.

Sur une partie de l’alignement des quais à rectifier, les nobles arbres, sous lesquels les deux Paridael s’étaient si souvent promenés, avaient déjà disparu.

Non seulement la glorieuse Carthage rejetait son surcroit de population, exilait sa plèbe, mais, non contente de déloger ses parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles. Elle se comportait comme une parvenue qui bouleverse et rebâtit, et transforme de fond en comble une noble et vieille résidence seigneuriale ; mettant au rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d’un passé glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bon aloi par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et une élégance improvisée.

La nouvelle des attentats et des vandalismes auxquels se livraient les riches imbéciles sur sa ville natale, avait chagriné Laurent au point de l’éloigner du théâtre des démolitions dont les progrès l’eussent trop vivement affligé.

Le hasard voulait qu’il fût témoin de ces dévastations le jour même où il venait d’assister au départ de ses amis. Le contraste entre l’activité des quais et les ruines qui commençaient à border le fleuve, n’était pas de nature à le consoler.

À l’heure où les tombereaux emportaient les gravats, les plâtres, les matériaux des maisons démolies pour les conduire vers de lointaines décharges, la Gina enlevait aussi comme autant de matériaux hors d’usage, de non-valeurs, de parasites encombrants, les ouvriers sans travail, les paysans sans terre, les démolis, les rafalés, les pauvres diables de la glèbe et des métiers !

Pour beaucoup de gens du peuple et d’Anversois de vieille roche, c’était comme si le superbe Escaut répudiait sa première épouse. Il remplaçait l’ancienne Anvers par une marâtre apportant des exigences, des modes nouvelles, une langue étrangère favorable à l’éclosion d’autres mœurs. Elle éloi-