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LA NOUVELLE CARTHAGE

Les soirs, harpes, accordéons et violons, crincrinent et graillonnent à l’envi dans ce béguinage de l’ordre des hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de très loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmes canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups d’éperon, des éclats de fanfare et de fifre : musique raccrocheuse.

C’est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie sensuelle.

C’est, à l’intérieur, un entrain de concert et de bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l’affût, épie, des deux côtés de la rue, l’approche des clients et leur adresse de pressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras dessus, bras dessous, déjà émêchés. Parfois ils s’arrêtent pour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer ? Ils retournent leurs poches jusqu’à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d’amour, souvent l’un, souvent l’autre donne l’exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l’échine, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles[1]. Ceux-là, crânes, esbrouffeurs, durs à cuir, remplaçants déniaisés, galants assidus de ces belles de nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et l’escouade s’engloutit dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d’algarades, de graillements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious.

D’autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues.

À l’entrée du Riet-Dijk, la circulation devient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantes se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard.

Les gros numéros, à droite et à gauche, se succèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysse du commerce et leurs précoces Télémaque, desservis par des sirènes et des Calypso très consolables ; bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marins

  1. Voir les Milices de St-François.