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LA NOUVELLE CARTHAGE

lées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses transactions délicates. Jamais d’erreurs dans sa comptabilité. Lorsqu’il passait, de trimestre en trimestre, chez les patrons de gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants payaient de confiance leur éveillé et intelligent proxénète. Gay acceptait à ces occasions, un verre de vin, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires.

La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières affables, Gay ne comptait même pas d’envieux parmi ses collègues. On lui appliquait respectueusement l’adage anglais : The right man at the right place : l’homme digne de sa place, la place digne de l’homme.

Un mois après le départ des émigrants, Paridael fut accosté un matin sur la plaine Falcon par le bonhomme Gay, qui tout affairé, tout haletant, lui jeta cette effroyable nouvelle en pleine poitrine :

— La Gina a péri corps et biens en vue des côtes du Brésil !… C’est affiché au Bureau Véritas…

Et le Dalmate passa, sans se retourner, anxieux d’informer de ce sinistre le plus grand nombre de curieux ; ne se doutant pas un instant du coup qu’il venait de porter à Paridael.

Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit par s’affaler sur le seuil d’une porte, ses jambes refusant de le soutenir plus longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaient le glas à ses oreilles. Lorsqu’il eut repris quelque peu connaissance : « Le sang me sera monté au cerveau. L’apoplexie m’avertit ! » se dit-il. « J’ai eu un moment de délire pendant lequel j’aurai cru entendre raconter cette… horreur. Ces choses-là n’arrivent point ! » Mais il se rappelait trop nettement la voix, l’accent exotique de Gay ; puis, en écarquillant les yeux, et en scrutant l’enfilée des Doks, ne vit-il pas s’éloigner là-bas, le Dalmate, de son pas sautillant !

Laurent se traîna jusqu’au quai Sainte-Aldegonde où étaient les bureaux de Béjard, Saint-Fardier et Co. En tournant le coin des Paresseux il constata que même les indéracinables et insouciants journaliers s’étaient transportés plus loin, pour aller aux nouvelles. Le digne Jan Vingerhout était populaire jusque dans ce monde de flemmards invétérés ! Et ils le savaient à bord de cette Gina de malheur !

L’air de douloureuse commisération de ces maroufles ameutés sur le quai et mêlés à la foule devant l’agence d’émigration, prépara Laurent aux plus sinistres nouvelles. Un faible espoir continuait pourtant de trembloter dans les brusques ténèbres de son âme. Ce n’aurait pas été la première fois que des