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LA NOUVELLE CARTHAGE

navires renseignés comme perdus revinssent au port où on les pleurait !

Paridael fendit le rassemblement de débardeurs, de matelots et de femmes éplorées que rapprochait une commune douleur, rassemblement que rendait encore plus tragique la présence de plusieurs minables familles d’émigrants, désignées, pour le prochain départ, peut-être marquées pour le prochain naufrage ! Des lamentations, des sanglots s’élevaient par intermittences au-dessus du sombre et suffocant silence.

Laurent parvint à se faufiler jusque devant les guichets du bureau :

— Est-ce vrai, Monsieur ce qu’on… raconte en ville ?… Il balbutiait à chaque mot et affectait des intonations dubitatives.

— Eh oui !… Combien de fois faudra-t-il vous le répéter !… Autant de crève-de-faim en moins !… À présent, fichez-nous la paix !

À ces mots abominables que seul un Saint-Fardier était capable de prononcer, Paridael se rua contre la cloison dans laquelle étaient ménagés les guichets. La porte interdite s’abattit à l’intérieur. Laurent la suivit, empoigna avec une frénésie de fauve affamé l’individu qui venait de parler et qui n’était autre que l’ancien associé du cousin Guillaume.

Le Pacha avait toujours eu l’âme d’un garde-chiourme ou d’un commandeur d’esclaves et l’ex-négrier Béjard avait trouvé en lui la brute implacable dont il avait besoin pour enfourner et expédier prestement la marchandise humaine. Sans l’intervention des magasiniers et des commis qui l’arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fût certes resté mort sur le carreau. L’autre l’avait à moitié étranglé, et dans chacun de ses poings crispés il tenait une des côtelettes poivre et sel du maquignon d’âmes.

Tandis que plusieurs employés maîtrisaient Laurent dont la rage n’était pas encore assouvie, leurs camarades avaient fait passer le blessé, fou de peur, dans le cabinet de Béjard d’où il ne cessait de geindre et d’appeler la police.

Les paroles provocantes et dénaturées de Saint-Fardier avaient été entendues par d’autres que Laurent et, mise au courant de ce qui se passait, la foule au dehors partageait son indignation et eût mis en pièces le policier qui se fût avisé de l’arrêter. Elle menaçait même de déloger les associés de leur repaire et d’en faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendant le tonnerre des huées et les sommations du populaire, jugea plus prudent de pousser Laurent dans la rue et de