Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
LA NOUVELLE CARTHAGE

Laurent, après s’être dérobé aux étreintes de la foule qui le questionnait pour en savoir plus long, courut tête nue — il avait négligé de ramasser sa casquette après la lutte — sans rien voir, sans rien entendre, jusqu’à sa pauvre mansarde et, se vautrant sur son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sous les combles, parvint enfin à se débarrasser des larmes que la fureur avait refluées sous sa poitrine. Il ne s’interrompait de sangloter que pour redire ces quatre noms : Jan !… Vincent… Siska… Henriette !…

Depuis, il ne s’écoula plus un jour sans qu’il se fredonnât meurtrièrement à lui-même, comme on s’inoculerait un très doux mais très redoutable poison, l’Où peut-on être mieux ? de la fanfare de Willeghem.

Sans se douter de la transformation qui s’opérait en son altière cousine, Laurent confondit désormais les deux Gina, la femme et le navire : Jalouse, troublante et maléfique, c’était Mme Béjard qui, pour lui tuer sa bonne et sainte Henriette, avait voué le navire, son filleul, au naufrage. Et dire qu’il s’était repris un moment à aimer cette Régina ; le soir de l’élection de Béjard ! À présent, il se flattait bien de l’exécrer toujours…

Son culte pour les chers morts se confondit bientôt, en haine de la société oligarque, non seulement avec l’affection qu’il portait aux simples ouvriers mais avec une sympathie extrême pour les plus rafalés, les plus honnis, voire les plus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donner carrière à ce besoin d’anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance, qui le travaillait jusqu’aux moëlles, qui tordait ses moindres fibres amatives.

C’est vers les réprouvés terrestres que s’orienterait son immense nostalgie de communion et de tendresse.