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LA NOUVELLE CARTHAGE

Les grillons se râpent rageusement les élytres. Et Laurent voit toujours, demain, après, fatalement, l’unique ferme du voyage, la pataude angoissée et les deux gars moitié nus, jouant le bronze… Car sa seconde vue avertit le passant que la nouvelle est mauvaise. Il voudrait rebrousser chemin, consoler la belle terrienne ; il se sent capable de veiller, avec eux, l’ombre du mort. C’en est fait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de la vie par cette route. Mais il tient un souvenir de plus pour lui étreindre le cœur par les chaleurs suffocantes des canicules. Le tintement d’une cloche de village, la pâmoison des mouches dans le coup de soleil, les grillons grinçant des ailes, lui reprochent toujours l’image de gens qu’il aurait pu plaindre et aimer…

Ainsi, quantité de scènes indifférentes pour le vulgaire et pour les observateurs de métier, un visage entrevu, un passant coudoyé, un regard intercepté, une allure topique, laissaient d’ineffaçables traces dans sa vie. Il entretenait de bourrelants regrets de compagnons d’une courte traite, de rencontres sans conséquence ; inconsolable des bifurcations de chemin que la destinée impose aux voyageurs les mieux assortis.

De continuelles nostalgies le labouraient. Il lui prenait des envies lancinantes de conjurer coûte que coûte des visions fugaces ; il appétait ces apparitions bien voulues et, dans sa mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, se corsaient comme un vin généreux.

Une douce et noble figure de peuple, un grand gars basané, aux profonds yeux scrutateurs, penché à la portière d’une caisse de troisième, dans un train qui croisait le sien. Et il n’en fallait pas davantage à Laurent pour se rattacher cet être qu’il ne reverrait plus. Il savourerait dans l’éternité cette minute trop rapide ; rien ne s’éventerait de l’atmosphère de ce moment : c’était près d’un viaduc et dans l’air ondoyaient une odeur d’eau stagnante et une chanson de hâleur. Effluence boueuse, triste mélopée encadraient la noblesse suprême de l’attitude et les grands yeux affectifs de l’inconnu…[1].

Pareils incidents devenaient pour Laurent des tableaux très poussés, d’une couleur magnétique, d’une pâte ragoûtante, mais avec, en plus, le parfum, la musique, le symbole, et ce je ne sais quoi qui différencie des autres les êtres et les objets élus. Quels chefs-d’œuvre, se disait-il, si on parvenait à rendre ces tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, en fermant les yeux !

Celui-ci encore :

  1. Voir dans les Nouvelles Kermesses, « Chez les Las d’Aller. »