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LA NOUVELLE CARTHAGE

liaire, l’avise à l’arrière du bateau et le relance au moment même où il refermait précipitamment la cage. Ah ! le fainéant ! À lui cette bourrade, à lui ce coup de pied ! Le déserteur pare la torgniole, embourse la ruade, pirouette stoïquement sur lui-même, sans une plainte, sans une riposte. Sa large bouche tressaille nerveusement, il rougit sous le hâle, mais ses grands yeux ne s’humectent pas. Ce qui le désarme, c’est moins la joie de l’oiselet que le regard affectueux et apitoyé que lui adresse la batelière, leur patronne et leur mie ! Ah ! pour se concilier la chère femme, il encourra volontiers les brutalités du patron ! Il se moque autant de la rage du mari que des aboiements du skipperke. Parbleu, le servile roquet tient pour le baes, tandis que l’alouette est à la bazine !

Et le voilà, sans rancune, qui se remet à l’œuvre ! Lui aussi y va de sa chanson ! Hardi le petiot ! Les vannes se rouvrent, le toueur repêche la chaîne sans fin, et d’un bord à l’autre, les aides-bateliers assujettissent et se passent les amarres.

Les bateaux s’émeuvent, reprennent la file. Lentement, tout droit, vers le Rupel, le trait dévale.

Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par les campagnes si lointaines et pourtant si proches ! Entre Beveren et Calloo, dans le pays de Waes, on percevait le bruit rythmique des fléaux battant l’airée. Le conducteur retient ses chevaux. Une fille, un peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays, accourt, grimpe sur le talus de la chaussée, à temps pour attraper un paquet que lui jette le postillon. D’un mouvement sec, elle fait sauter le cachet, hésite au moment de déplier la lettre, puis se décide à en prendre connaissance.

Pas un muscle de son visage ne bouge : mais Laurent croit entendre panteler son cœur. Et les batteurs immobiles, torses nus, le coutil bridant leurs cuisses — deux bronzes rosâtres dans le clair obscur de la grange, baignés d’une sueur plus volatile que liquide, — les batteurs attendaient aussi la nouvelle avec une certaine solennité. Une lettre de notre Jan, son frère, le « fils de la maison », ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers ? A-t-il eu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à l’hôpital militaire, la lettre vient-elle de la prison de Vilvorde ? Laurent se pose ces questions. Il brûle d’interroger la jeune paysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours la réponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots dindrelindent railleusement au collier des chevaux, le fouet claque sans vergogne, il fait fastidieusement chaud, une de ces chaleurs de plein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et à regretter l’hiver. La cloche de Calloo sonne son midi mélancolique, l’heure si longue à sonner semble dire la cloche !…