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LA NOUVELLE CARTHAGE

ges, le visage sérieux du colon s’illumina d’un pâle sourire, ses prunelles orageuses irradièrent ; il me remercia d’une voix douce et pénétrée ; mais sourire, intonations et regards étaient tellement poignants que si j’avais insisté, et pressé sur la même fibre, l’expression de la gratitude du pauvre diable se fût résolue, sans doute, dans les larmes et les sanglots. Du coup, je me sentis encore plus bouleversé que lui et, après avoir touché furtivement sa main calleuse, je m’éloignais rapidement, la gorge serrée et un brouillard devant les yeux.

« Figurez-vous, me dit mon pilote, lorsque nous fûmes sortis et tandis que je me détournais pour lui cacher mon trouble, que j’avais très avantageusement placé ce gaillard-là chez le maréchal du village. Il gagnait un honnête salaire et son baes le traitait avec force ménagements. D’ailleurs, j’avais pu recommander le sujet en toute confiance. Il avait fallu des afflictions infinies, la mort des siens, foudroyés pendant la dernière épidémie de typhus, pour le réduire au désespoir, à l’ivrognerie, à la misère et le faire échouer au seuil du dépôt. Je me flattais de l’avoir réconcilié avec la vie et avec la société. Eh bien, ne s’est-il pas avisé de quitter brusquement ses patrons et de venir à notre porte ! Amené devant moi, il m’a supplié de le reprendre. Vous ne devineriez jamais sous quel prétexte ? Cet original trouvait en dessous de sa dignité de louer ses bras à un forgeron du village qui les employait à des travaux grossiers et il s’estimait beaucoup plus heureux de s’appliquer comme réclusionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, à des ouvrages de choix, à des travaux d’art du genre de ceux qu’on entreprend ici.

« Naturellement, je refusai de me prêter à cette singulière fantaisie et croyant lui avoir démontré l’absurdité de sa préférence, je l’éconduisis en lui promettant de lui chercher un atelier plus digne de son talent. Il n’objecta rien à mes raisons, sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d’un ton sarcastique, tout à fait contraire à sa nature.

« Deux mois après cette entrevue, il me revenait, mais, cette fois, escorté par les gendarmes, avec la fourgonnée quotidienne de canapsas que nous adresse l’autorité judiciaire : il se faisait admettre non plus par faveur, mais de droit, bel et bien nanti, en manière de lettre d’introduction, d’une patente d’incorrigible pied-poudreux. Et lorsqu’il a eu purgé sa peine, pour lui épargner des récidives, j’ai consenti à le garder. Seulement ne répétez pas cette histoire, car, si elle arrivait aux oreilles du ministre, ma complaisance serait peut-être sévèrement jugée. Et pourtant ma conscience m’approuve ! Le moyen d’en agir autrement avec ce diable d’aristocrate ? »