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LA NOUVELLE CARTHAGE

« Le croiriez-vous, loin de le blâmer, je félicitai sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gré de ses bontés pour un des seuls complets artistes, un des vrais aristocrates, — c’était le mot — que j’eusse rencontrés… Oh ! rassieds-toi, Marbol, et toi aussi, Bergmans, je n’ai pas fini… Notre promenade s’acheva dans un mutisme lourd de pensées.

« Je me reprochai ma pusillanimité à l’égard de celui qui était resté dans la forge. J’aurais dû sauter au cou de cette victime des maldonnes sociales et lui crier : « Moi je te comprends, orgueilleux misérable ! Combien ton apparente partialité est plausible ! Je partage ta prédilection pour cet asile où tu te livres sans entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paie ne met pas aux prises ta conscience et ton intérêt. Combien d’artistes ne t’arrivent pas à la cheville ! Puis, mon brave, je te devine un caractère trop impressionnable pour qu’il te fût possible de te rapatrier avec la géométrique humanité. Une première défaillance te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux. Un faux pas t’aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tu préfères à cette société hypocrite et rectiligne tes pairs étranges, tes compagnons de bagne. Tu vis sans mortification, tu produis à ta guise ! Ce pain que tu manges, aucun compétiteur ne l’arrachera ; encore moins le voles-tu à ton frère dans la détresse. Plus de lutte pour l’existence, cette lutte qui finit par déteindre sur l’artiste. Pas de marchands, pas de parades, pas de public. Autour de toi de pauvres êtres qui, sans mieux comprendre nécessairement ton œuvre que les connaisseurs patentés excusent et respectent ton art, ton vice, ton vice rare parce que tu ne songes pas non plus à leur faire un grief de leur subversive originalité. »

Après cette apologie du rafalé et de l’insoumis, une terrible discussion s’engagea entre Laurent et ses compagnons, quoique ceux-ci eussent tout fait pour rompre les chiens. Ces scènes se renouvelèrent, arrachant chaque fois un lambeau à l’ancienne intimité, et Laurent finit par ne plus voir ses féaux d’autrefois.

Il se replongea plus avant dans les quartiers extrêmes illustrés par les amours du garde-barrière ; pratiqua les repaires de la limite urbaine, les coupe-gorges du Pothoek et du Doelhof, les ruelles obliques du Moulin de pierre et du Zurenborg, dont la vue lui pénétrait le cœur, lorsqu’il était enfant, et lui inspirait une curiosité mêlée d’angoisse et une pitié malsaine, cette zone excentrique, à l’est de la ville, véritables vestibules des Dépôts, salles d’attente des Maisons centrales, grouillantes maladreries morales.

Il battit aussi l’immense région des Bassins, commençant