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LA NOUVELLE CARTHAGE

devant l’ancien Palais des Hanséates, dégarni de son campanile et de l’aigle impériale, et présentant une succession ininterrompue de réservoirs quadrangulaires, énormes et solides comme ces arènes inondées servant aux naumachies des Césars. Cependant les navires y affluaient en masses si compactes que, plus d’une fois, Paridael traversa ces docks, à pied sec, comme sur un pont de bateau. Sans trêve on en creusait d’autres plus profonds et plus vastes encore. À peine inaugurés, ils se trouvaient insuffisants pour les flottes marchandes qui s’y rencontraient des cinq parties du monde, et, derechef, la métropole, glorieuse Messaline du négoce, insatiable et inassouvie, s’élargissait les flancs pour mieux recevoir ces arches d’abondance et, toujours stimulée, luttait d’expansion et de vigueur avec ses copieux tributaires[1].

Et sans cesse une armée de terrassiers du Polder s’évertuait à creuser, pour la reine de l’Escaut, un lit à la taille de ses amants.

Mais, si elles étaient exigeantes, du moins ces amours étaient fécondes.

Le long des quais, alentour de chaque bassin se déployait un appareil de grues et de chèvres actionnées par les forces de l’eau et de la vapeur et desservies par des théories de débardeurs herculéens. Inquiétantes à l’égal des engins de balistique et de ces machines de siège, inventées autrefois par Gianibelli, l’Archimède anversois, pour couler et fracasser les galions de Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menace perpétuelle vers le ciel, elles n’arrachaient plus les navires à leur élément, mais après avoir plongé, comme un poing armé du forceps, leurs crocs d’acier au tréfond des cales, elles en guindaient, sans trop grincer des chaînes et des dents, les cargaisons recelées dans ces entrailles éternellement en gésine.

Communiquant avec les docks et avec la rade par de puissantes écluses pourvues de passerelles et de ponts tournants s’alignaient les cales sèches, ainsi qu’un hôpital attenant à une maternité. Là se ravitaillaient les vaisseaux malades ou blessés. Une nuée d’opérateurs, calfats, peintres, étoupeurs, entreprenaient la carène avariée, l’écorchaient, l’adoubaient, la blindaient, la suiffaient, la peignaient à neuf ; et la rumeur des

  1. Le Kattendijk-Dok mesurait neuf hectares, le grand vieux Bassin sept, représentant ensemble une superficie d’eau de cent soixante mille mètres. Inaugurés en 1869, deux ans après, ces bassins étaient insuffisants, car pendant les mois de février et de mars 1871, près de trois cent cinquante navires furent forcés de rester échelonnés sur une ligne immense dans la rivière.