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LA NOUVELLE CARTHAGE

forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et à sang, dévastée de fond en comble par les soldatesques étrangères, notamment lors de cette Furie espagnole, si bien nommée, elle faillit ne plus en réchapper, ne jamais se relever de ses cendres et disparaître avec sa fortune. Mais grâce à son fidèle Escaut, qui lui tient lieu à la fois de Pactole et de Jouvence, elle renaît chaque fois plus belle, plus désirable et recouvre même au décuple sa prospérité ravie. À mesure pourtant qu’elle s’enrichit, elle devient hargneuse et égoïste. Pressentirait-elle de nouveaux sinistres ? Elle étale un luxe si insolent et tant de misères l’environnent ! Et plus son commerce fleurit, plus s’invétère sa haine contre ces fortifications néfastes, qui contrarient non seulement son essor, mais la désignent, en cas de guerre, pour théâtre des luttes désespérées et des effondrements suprêmes.

Continuellement les remparts chargés de canons, les casernes bourrées de soldats, évoquent le spectre de la ruine et de la mort à ces Crésus aussi arrogants que poltrons. Et la ville en arrive à envelopper dans la même animadversion les bastions qui l’étranglent et la garnison oisive et parasite qui semble insulter à son activité et dont elle conteste jusqu’au courage patriotique. Ainsi Carthage exécra jadis ses mercenaires.

La manière dont se recrute l’armée ne contribue pas à la relever aux yeux de ses oligarques. Elle ne se compose, en majeure partie, que de pauvres diables ou de vauriens ; de conscrits ou de volontaires avec prime. Or les millionnaires élevés dans le culte de l’argent, n’établissent guère de différence entre un indigent et un vagabond. L’armée tient à bon droit la garnison d’Anvers pour la plus inhospitalière. Les troupiers relégués dans ce milieu antipathique présentent bientôt une physionomie entreprise et contrainte. À la rue, instinctivement, ils s’effacent et cèdent le haut du pavé au bourgeois. Ils portent non pas l’uniforme du guerrier, mais la livrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d’émaner du patriotisme d’un peuple, d’incarner le meilleur de son sang et de sa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de morte-payes.

Les Anversois confondent ces soldats du pays neutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les pensionnaires des orphelinats et des hospices[1].

Et, par une étrange anomalie, le préjugé du bourgeois d’Anvers contre le soldat, aveugle les gens du peuple, ceux-là mêmes qui risquent de devoir servir ou qui ont servi, les pères dont les garçons étaient ou deviendront soldats.

  1. Voir dans les Nouvelles Kermesses, « Bon pour le service ».