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LA NOUVELLE CARTHAGE

Il ne s’agit plus d’une haine de castes, mais d’une véritable incompatibilité de mœurs, d’une rancune historique dont l’Anversois hérite comme d’une tradition inhérente à l’air qu’il respire et au lait qu’il a tété.

Dans les guinguettes, les ouvrières refusent souvent de danser avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles, la tenue revêt le galant d’une crânerie irrésistible, ici elle tare le cavalier le plus fringant. Lorsqu’ils se sentent en nombre, les soldats rebutés ne digèrent pas l’affront, mais piqués au vif, élèvent la voix, prennent l’offensive, mettent le bal sens dessus dessous, tirent le bancal ou la latte, et se vengent du mépris de leurs donzelles sur les gindres et les garçons bouchers. Presque chaque semaine des bagarres éclatent entre pékins et soldats ; surtout dans ces ténements obliques, avoisinant les casernes de Berchem et de Borgerhout. Cette inimitié entre le civil et le militaire sévit même hors de l’enceinte fortifiée, dans la campagne des environs d’Anvers. Les ruraux apostés tombent sur lui, le criblent de coups, l’assomment, le traînent sur le pavé. Ces guet-apens appellent de terribles représailles. À la suivante sortie, les frères d’armes de la victime descendent en force dans le village et s’ils ne parviennent pas à mettre la main sur les coupables, envahissent le premier cabaret venu, brisent le mobilier, cassent les verres, défoncent le tonneau, écharpent les buveurs, abusent des femmes. Il arrive que des rues entières de Berchem sont livrées aux excès de cette soudrille. À leur approche, les habitants se claquemurent. Ivres de rage et d’alcool, les forcenés enfoncent leurs sabres à travers portes et volets et ne laissent plus une vitre entière dans les châssis.

Le lendemain le colonel aura beau consigner le régiment dans la caserne et interdire ensuite à ses hommes de hanter les estaminets de la région : après ces camisades la haine continue de couver, latente et sourde, et à la première rencontre éclatent de nouvelles et meurtrières conflagrations.

Naturellement Laurent prenait, dans la plupart des cas, le parti des soldats, poussés à bout, contre leurs antagonistes, les farauds et les tape-dur du Moulin de pierre.

Il se conciliait surtout les nouveaux venus, les novices, les plus dépaysées et les plus rebutées des recrues. Car celles-ci subissaient non seulement les avanies des bourgeois, mais servaient encore de bardot aux anciens du régiment. Soufre-douleurs d’autres soufre-douleurs, c’étaient pour la plupart des terriens poupards et massifs littéralement déracinés de leurs villages campinois.