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LA NOUVELLE CARTHAGE

Laurent suivait les pauvres claudes dès ces grises après-midi de tirage au sort et de conseil de milice, où, crottés jusqu’aux reins, ils gambillaient et beuglaient par la brume et la fange des rues, la casquette renouée de papillotes et de rubans de feu, l’air fallacieusement farauds d’aumailles primées aux comices agricoles, les yeux humides et perdus, bras-dessus bras-dessous, outrageusement éméchés, battant de désordonnés « en avant d’eux » de quadrilles. Ce spectacle lui retournait l’âme.

Puis, il se représentait ces fanfarons d’allégresse, les premiers jours, à la caserne : Des instructeurs choisis parmi les plus braques, souvent parmi les remplaçants, injuriaient, brusquaient, molestaient ces patauds abalourdis au point de ne plus distinguer leur droite de leur gauche, de ne plus articuler leur nom ou celui de leur paroisse. Et les brimades atroces et dégoûtantes dans les chambrées ! Puis, les trôleries à vau-de-rue, dans leur uniforme neuf ; par coteries de pays ; frileusement rapprochés comme des poussins de la même couvée ; les haltes béates devant les étalages et les tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leurs déhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliante de chien perdu ; le puéril travestissement guerrier s’adaptant mal à ces rudes manieurs d’outils et soulignant le contraste entre leur membrure terrible et leurs ronds et placides visages.

Peut-être, samaritain renforcé, Laurent préférait-il encore au troupier soumis et passif, les déserteurs, les réfractaires, et jusqu’aux dégradés mis au ban de l’armée et affligés de la cartouche jaune.

En commémoration de la poignante énigme posée entre Beveren et Calloo, il hébergea et recela durant plus d’une semaine, le temps de dépister les gendarmes et de lui recueillir le viatique nécessaire pour passer à l’étranger, un évadé de la correction, un pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoffensif et ahuri, condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et brave comme il était, dans les caponnières d’un fort marécageux et à se tordre sous l’arbitraire d’un officier en disgrâce. À l’heure de la corvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la pioche et pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchait en joue. Il avoua même à Laurent qu’il comptait moins regagner la liberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusils partirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que la maladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été de la miséricorde.