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LA NOUVELLE CARTHAGE

de se mettre à table, arrivait enfin, le front chargé de préoccupations, la tête à une invention nouvelle, supputant les résultats, calculant le rendement probable de l’un ou l’autre perfectionnement, le cerveau bourré d’équations.

Avec sa femme, M. Dobouziez parlait affaires, et elle s’y entendait admirablement, lui répondait en se servant de barbares mots techniques qui eussent emporté la bouche de plus d’un homme du métier.

M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et ne se déridait que pour admirer et cajoler sa fillette. De plus en plus Laurent constatait l’entente absolue et idolâtre régnant entre ces deux êtres. Si l’industriel s’humanisait en s’occupant d’elle, réciproquement Gina abandonnait avec son père, ses airs de supériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez prévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même contre sa mère. Avec Gina, lui, l’homme positif et pratique, s’amusait de futilités.

À chaque vacance, Laurent trouvait sa petite cousine plus belle mais aussi plus distante. Ses parents l’avaient retirée de pension. Des maîtres habiles et mondains la préparèrent à sa destinée d’opulente héritière.

Devenant trop grande fille, trop demoiselle pour s’amuser avec ce gamin ; elle recevait ou visitait des amies de son âge. Les petites Vanderling, filles du plus célèbre avocat de la ville, de blondes et vives caillettes étaient à la fois ses compagnes d’études et de plaisirs. Et si, par exception, faute d’autre partenaire, Gina s’oubliait au point de jouer avec le Paysan, Mme Lydie trouvait aussitôt un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertir Mademoiselle de l’arrivée de l’un ou l’autre professeur, ou bien Madame emmenait Mademoiselle a la ville, ou bien la couturière lui apportait une robe à essayer, ou il était l’heure de se mettre au piano. Convenablement stylée, le plus souvent Félicité prévenait les intentions de sa maîtresse et s’acquittait de ce genre de consigne avec un zèle des plus louable. Laurent n’avait qu’à se distraire comme il pourrait.

La fabrique prospérait au point que chaque année les installations nouvelles : hangars, ateliers, magasins, empiétaient sur les jardins entourant l’habitation. Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrinthe avec sa tour, son bassin et ses canards : cette horreur lui était devenue chère à cause de Gina.

La maison aussi s’annexait une partie du jardin. En vue de la prochaine entrée dans le monde de leur fille, les Dobouziez édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade de salons