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LA NOUVELLE CARTHAGE

déhanchements balourds, aux énervants et galvaniques tricotages des jarrets et des talons !

Une crevasse dans le soufflet de l’accordéon détermine une lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de la note perforée, le son s’échappe avec un couac de moribond…

À la pause, entre deux reprises, tandis que les couples se promènent et acquittent, dans la main du « tenancier », leur redevance pour ces tourpillements, l’arrosoir d’un garçon de salle abat la poussière en dessinant des festons humides sur le plancher.

Puis les clarinettes repartent, les danseurs appellent du pied, et souliers et sabots se remettent à trépigner.

Des barboteuses cinquantenaires, les pommettes allumées, daignent fringuer avec des apprentis calfats luisants de courée et de galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui se frottent goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtues de percaline et de satin d’Écosse.

Dans la galerie du pourtour, les marsouins en belle humeur, les mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant le brome et le fiel de poisson, s’attablent, pintent et font boire à leur verre les femmes qui circulent, et les attirent à eux, et les calent sur leurs cuisses, despotiquement.

Les gens de mer se rencontrent avec les bateliers, les patrons de beurts et leurs « garçons de cahute », moins basanés, moins gercés, plus roses, plus poupards, les oreilles écartées de la tête et percées de bélières d’argent.

Dans le tourbillon de la poussière, des sueurs et des tabacs âcres et noirs comme la tourbe, les formes des danseurs sombrent ou émergent par fragments. Casquettes, bérets, suroïts ou zuidwesters goudronnés, chignons à boucles, affleurent à la surface du lourd nuage. À la faveur d’une éclaircie, lorsque l’entrée ou la sortie d’un couple ventille momentanément la place, on perçoit aussi les jerseys bleus bridant comme des maillots, des vareuses à large collet, des tailles décolletées et mamelues, des culottes collantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un ballonnement de jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas bien tendus montrant entre les mailles assez lâches le rosé d’un mollet plus ou moins ferme. C’est un carambolage de têtes rapprochées ; les lèvres claquent, appétées ; les yeux s’amorcent de câlines irradiations ; il y a des sourires de langueur, des rires chatouillés, des accolades initiales, de magnétiques flexions de genoux, des spasmes mal réprimés…

Le lendemain de ces sauteries féroces, Paridael, avide d’air respirable, rejoignait au Doel la tribu de ses camarades, les écumeurs de rivière.