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LA NOUVELLE CARTHAGE

La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot du service accoste tous les navires remontant l’Escaut, le docteur prend connaissance des papiers du bord et des lettres de santé, et les bâtiments arrivant d’Orient ou d’Espagne, où le choléra règne à la façon d’un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et de s’arrêter ici durant huit jours, à hauteur de l’ancien fort Frédéric.

Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, comme de mornes Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, la cheminée dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent le sinistre pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du monde social, et le seul qui tienne à distance jusqu’aux runners, si difficiles à épouvanter pourtant.

Mais ce n’est que partie remise, et il suffira que les navires infectés ou seulement en observation purgent la quarantaine et ramènent le drapeau soufré pour que la nuée des Sinjoors qui les guette avidement, comme un chat guigne, de loin, un oiselet auquel il ne peut mettre la patte, et rendus encore plus âpres à la curée par ce long ajournement, s’abattent sur eux, avec l’inéluctable arbitraire d’un nouveau fléau.

D’ici là, pour se tenir en haleine, les runners jetteront leur dévolu sur le Dolphin, un grand trois-mâts australien arrivant des Indes hollandaises et de l’Indo-Chine. Un bateau-pilote, profitant de la marée haute, le remorque depuis Flessingue vers Anvers et il passera devant le Doel à trois heures de l’après-midi.

En attendant que les mâts du vaisseau promis pointent, du côté de Bats, par dessus les Polders, nos ruffians se répandent sur la digue herbeuse derrière laquelle se tasse en contre-bas, le placide village qu’ils terrorisent pareils à une descente de Normands en l’an mille.

Leur présence au Doel prête un charme malsain de plus à l’atmosphère de lazaret planant depuis un mois autour de ce nid de crânes bateliers à l’épreuve de toute épidémie. Ô le cimetière de pêcheurs et de naufragés où l’on enfouît récemment quatre cholériques !

Les doyens de la rapace confrérie ; les routiers, des gaillards pileux, terribles, aquilins, se mêlent à leurs dignes apprentis. Sous la large visière de leur casquette ceux-ci représentent des têtes bretaudées ou crépues, polissonnes, étrangement avenantes mais vicieuses, déflorées par les coups de garcette et la crapule. Transfuges de marins, pseudo-navigateurs, quelques-uns mal remis des excès d’une nuit blanche, roupillent, croupe en l’air, les mains jointes dans la nuque. D’autres couchés sur le ventre, redressés à mi-corps sur les coudes, le