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LA NOUVELLE CARTHAGE

menton dans les paumes : position de sphynx aposté ou de vigie malfaisante.

Cillant et clignant de l’œil, ils conjurent l’horizon et semblent fasciner jusqu’à les immobiliser les steamers pavoisés de jaune.

Parfois, pour tromper leurs impatiences, les runners se remettent sur leurs pieds, bâillent, s’étirent, ploient et écartent les jambes, esquissent lentement et comme à regret des feintes de lutteur, traînent quelques pas, puis se rafalent et retombent peu à peu dans leur immobilité expectante.

Il y en a de remuants et de turbulents, qui, semblables aux guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou qui barbotent, pieds nus, dans la vase et en sortent chaussés d’un noir cothurne.

Mais l’une des vedettes signale le voilier ! Trêve de paresse et de baguenaude ! À la vue de leur proie, ne songeant plus qu’à la curée, ils enjambent les dormeurs, dévalent vers la petite crique où sont garées leurs pirogues, embarquent leurs appeaux et leurs provisions, ramassent les avirons et se mettent en devoir de démarrer. Opération critique, car la passe est étroite, les embarcations se touchent et dans son égoïsme ombrageux chacun voudrait partir avant les autres. Tous s’ébranlent, se démènent à la fois, aucun ne prétend céder le pas à son voisin, au concurrent.

De là des criailleries, des invectives et des bousculades. Pour arriver beau premier, le runner coulerait sans vergogne non seulement le canot du camarade, mais le camarade lui-même. D’ailleurs, il n’y a plus de camaraderie qui tienne, l’instinct du lucre reprend le dessus ; et les complices qui piquaient tout à l’heure au même plat et buvaient à la même bouteille, se dévisagent à présent d’un air torve, prêts à s’entre-déchiqueter.

Mais profitant de ce chamaillis qui menace de tourner en un engagement naval, voilà qu’un canot, puis un second, puis un autre encore, montés par des gaillards plus avisés, se sont doucement coulés entre les antagonistes et, narquois, boutent allègrement au large.

À cette vue, les querelleurs suspendent les hostilités et le gros de la flottille se détache de la rive.

Les retardataires naviguent à toutes rames, silencieux, remplis d’angoisse, dévorant leur haine envieuse, résolus à l’emporter coûte que coûte sur leurs compétiteurs, ruminant chape chute et coup de jarnac.

Ils manœuvrent si bien qu’ils rejoignent leurs avant-coureurs.

Et à présent ils marchent de conserve ; une force égale, une