Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
229
LA NOUVELLE CARTHAGE

nos simples suspectent encore d’autres supercheries et menacent de confondre avec les quatre midship-women, les polissons imberbes, qui les accablent de chatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne seraient-ils pas des nonnains d’un couvent de joie ? Illusion d’autant plus plausible que, dans ce monde équivoque, les filles corrodent leur gentillesse et leur amabilité natives, à la forfanterie, à l’abord rogue et à la parole enrouée des pilotins en rupture de hune, tout comme les mousses de cette marine de ribleurs recourent pour duper les matelots réguliers à des effusions et à des jolivetés quasi-féminines. Si l’orgie et la traversée se prolongeaient, de scabreux quiproquos résulteraient des obsessions du runner et de l’abrutissement du marin.

Le Dolphin entre en rade.

À un dernier méandre du fleuve, le panorama d’Anvers s’étale dans sa majestueuse et grandiose splendeur. Sur une longueur de plus d’une lieue, la ville présente aux regards des arrivants un front imposant de hangars, de halles, de monuments, de tours et de clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Ce phare de bon conseil prémunit les voyageurs contre les embûches et les dédales de perdition qui s’enroulent au pied de la cathédrale, comme le serpent se repliait à l’ombre de l’arbre de vie. Le crépuscule rosit le monument admirable, flamboie dans les dentelles de la pierre et, en même temps qu’à sa nichée de corneilles le beffroi donne la volée aux notes de son carillon…

Mais le marin du Dolphin ne lève plus les yeux à cette hauteur et n’entend même plus les voix des cloches vespérales. Pourquoi la flèche altière ne s’apercevait-elle pas des bouches de l’Escaut et le bourdon si sonore n’a-t-il pas résonné jusqu’au Doel ? Les émissaires du diable prirent les devants sur les messagers des cieux. Même lorsqu’il se trouve en présence de ces bons génies, il n’aura d’oreilles que pour les boniments des courtiers et de regards que pour les ruelles obliques dont les fenêtres rougeoient comme des fanaux de malheur.

Aussi dès que le matelot met pied à terre, les runners l’acheminent sans peine vers les dispensaires clandestins où le publicain s’associe à la prostituée pour le détenir et pour le gruger. Celle-ci s’attaque à ses moelles ; celui-là le soulage de son vaillant. La fille va l’énerver ; puis le procureur le plumera sans résistance.

Afin de le livrer pieds et poings liés à leur maître, les runners lui avancent une partie de son gage et le déterminent ensuite à confier à ses hôtes la poignée d’or amassée au prix d’un travail pénible comme un supplice. Désormais, il ne s’appartient plus.