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LA NOUVELLE CARTHAGE

Il ne s’arrache des bras de la gouine que pour ivrogner avec le ruffian.

On l’empêtre de toutes sortes d’emplettes de pacotille qu’on lui endosse à des prix exorbitants. Il paie dix et vingt fois leur valeur, pour en faire présent à son entourage, à ceux-là mêmes qui viennent de les lui coller, des flacons d’outrageuses essences, des basses parfumeries, des colifichets criards, dis miroirs en écaille, de la coutellerie anglaise, des bagues en simili, du clinquant, des rassades avec lesquelles les civilisateurs ne parviendraient même plus à éblouir les Cafres et les Sioux. Jamais il ne sort seul, jamais il ne franchit les confins de la région excentrique.

Le long du jour il s’accoude au comptoir de la salle commune. Les parois se tapissent de pancartes : matous de l’Old Tom Gin, triangles rouges du pale-ale, bruns losanges du stout. Les chromolithographies sentimentales des Christmas Numbers alternent avec les épilepsies des Police News, de même que, sur le dressoir, les sirops et les élixirs à goût de pommade voisinent avec les alcools corrosifs.

Pour obtenir le droit de contempler perpétuellement la créature dévolue à ses tendresses, il ingurgite tous les poisons de l’étalage. Peu à peu, sous l’influence de ces libations, elle lui semble revêtir l’apparence d’une madone trônant sur un reposoir : les bouffées de la pipe embaument l’encens, le dressoir joue le retable, les liqueurs composent des sujets de vitrail, et les oraisons jaculatoires ne dégagent pas la ferveur des discours qu’il tient à cette drôlesse. Alors, un rire moqueur lui rend le sentiment de l’endroit où il se trouve et de la déesse qu’il invoque.

Si son ébriété tourne exceptionnellement en frénésie, s’il tapage et se démène un brin, ces accès ne durent qu’un moment.

La gaupe est même chargée de les provoquer par sa coquetterie, car non seulement on porte largement la casse en compte au jaloux, mais afin de se faire pardonner ses incartades, celui-ci ne se montre que plus coulant, que plus malléable. Pour reconquérir sa boudeuse maîtresse, il n’est pas de folie qu’il ne commette, de dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre.

Chaque matin le dépositaire lui remet un louis sur son capital et chaque soir le flambard a consciencieusement dépensé cet argent mignon. Il paie recta, comme s’il possédait la pistole volante ou la bourse de Fortunatus.

Aussi, son ébahissement, le jour où le publicain lui présente un mémoire établissant qu’il doit à son hôte près du double de ce qu’il croyait posséder encore. Cette fois le pigeon