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LA NOUVELLE CARTHAGE

dissipation ostensible outrageait comme un sacrilège et un blasphème les thésauriseurs et même tous les gens d’ordre. On lui eût pardonné ses autres travers, son encanaillement à vif et à cru, sa lutte ouverte contre la société, mais ses grugeries féroces lui méritèrent l’anathème des esprits les plus tolérants.

Ne s’avisait-il, en plein jour, ayant trop bien déjeuné, de s’engager, avec ses convives peu accointables, le créat et le piqueur d’un manège en faillite, non moins éméchés que lui, par les rues les plus passantes afin de croiser les gens d’affaires se rendant à la Bourse ? Par surcroît de provocation, à quelques pas devant l’édifiant trio, marchait le chasseur du restaurant, portant dans chaque bras, en guise d’enseigne et de bannière, une bouteille du meilleur champagne. En cet appareil les trois noceurs entreprenaient l’ascension de la haute tour, et, parvenus à la dernière galerie, au-dessus du carillon et de la chambre des cloches, sifflaient glorieusement le vin mousseux et lançaient ensuite les flacons sur la place au risque de lapider les cochers des fiacres stationnant au pied du monument.

C’était aussi des tournées d’alcool payées à tous les débardeurs desservant un quai. De faction au comptoir du liquoriste, Paridael empêchait celui-ci d’accepter la quincaille des consommateurs, au fur et à mesure qu’ils s’amenaient à la file, par coteries entières, s’avertissant l’un l’autre de l’aubaine qui les attendait au bon coin.

Et maintes fois des bordées interminables tirées avec des équipages au long cours ou des compagnies de troupiers, des gobelotages de bouge en bouge, des pèlerinages aux sanctuaires d’amour, le tout accidenté de batteries et de démêlés avec la police.

Mais on découvrait un mobile généreux au fond de ses plus grands excès : besoin d’expansion, protection des faibles, charité déguisée, compassion sans limites, bonheur de procurer quelque douceur et quelques bons moments à des infimes. Il semblait qu’en se livrant à un carnage aussi fantastique de louis et de banknotes, le bourreau d’argent voulût mettre plus à l’aise les gueux qu’il obligeait et légitimer leur éventuel manque de mémoire. En cotant si bas ce qu’il éparpillait autour de lui, il tenait les donataires quittes de toute reconnaissance. Aux pauvres diables qui se confondaient en remerciements : « Prenez toujours, disait-il… Empochez-moi cela et trêve de bénédictions… Autant vous qu’un autre… Il ne me serait tout de même rien resté de cet argent ce soir ! »

Ses charités paraissaient intempestives et désordonnées comme des fugues et des frasques. Non seulement il avait pro-