Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
LA NOUVELLE CARTHAGE

houleuse poitrine, toute pantelante de sanglots, arrosé par ces chaudes larmes de reconnaissance, non moins éperdu que l’ouvrier même, se pâmait, transporté au sein des béatitudes infinies et croyait arrivée l’heure de l’assomption promise aux élus du Sauveur ! Et jamais il n’avait vécu d’une vie aussi intense et ne s’était trouvé pourtant si voisin de la mort !…

Cela ne l’empêcha pas, au sortir de cette conjonction pathétique, de consacrer, le soir même, à ses débauches, une partie de l’or réhabilité et de se rejeter à corps perdu dans la crapule.

Il se distingua particulièrement pendant le carnaval de ce même hiver calamiteux. D’ailleurs, de mémoire d’Anversois, jamais les jours Gras ne déchaînèrent tant de licence, ne furent célébrés avec éclat pareil. On tirait prétexte de la misère et de la détresse pour multiplier les fêtes et les sauteries au profit des pauvres. Le peuple lui-même s’étourdit, chôma doublement, chercha dans une passagère ivresse et dans l’abrutissement un dérivatif à la réalité sinistre, fêta comme un Décaméron de dépenaillés ce carnaval exceptionnel qui, au lieu de précéder le carême, tombait en une saison d’abstinence absolue non prévue par l’Église et que n’auraient jamais osé imposer les plus féroces mandements de la Curie.

Ne se procurant plus de quoi manger, les pauvres diables trouvaient du moins assez pour boire ! Outre que l’alcool coûte moins que le pain, il trompe les fringales, endort les tiraillements de l’estomac. Le malheureux met plus de temps à cuver l’âpre et rogue genièvre qu’à digérer une dérisoire bouchée de pain. Et les fumées de la liqueur, lourdes et denses comme les spleenétiques brouillards du pays, se dissipent plus lentement que le sang nouveau ne se refroidit dans les veines. Elles procurent l’ivresse farouche et brutale au cours de laquelle les organes stupéfiés ne réclament aucun aliment et les instincts dorment comme des reptiles en estivation.

Durant trois nuits le théâtre des Variétés, réunissant en une halle immense l’enfilade de ses quatre vastes salles, grouilla de rutilante cohue, flamboya de girandoles, résonna de musique féroce et de trépignements endiablés. Il y régnait un coude à coude, un tohu-bohu, une confusion de toutes les castes presque aussi grande que sur le trottoir. Dames et lorettes, patronnes et demoiselles de magasin, grisettes et prostituées se trémoussaient dans les mêmes quadrilles. Les dominos de soie et de satin frôlaient d’horribles cagoules de louage. Aux pauses, tandis que les gandins en habit, transfuges des sauteries fashionables, entraînaient dans les petits salons latéraux une maîtresse pour laquelle ils venaient de lâcher une fiancée, et lui