Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
237
LA NOUVELLE CARTHAGE

payaient la classique douzaine de « Zélande » arrosées de Rœderer, les caveaux sous la redoute, convertis en une gargantuesque rôtisserie, en un souterrain royaume de Gambrinus, requéraient les couples et les écots moins huppés qui s’y empiffraient, au milieu des fortes exhalaisons des pipes, de saucisses bouillies, et s’inondaient d’une mousseuse bière blanche de Louvain, champagne populaire, peu capiteuse, par exemple, ne montant pas à la tête, mais curant la vessie sans impressionner autrement l’organisme.

Vers le matin, à l’heure des derniers cancans, ces cryptes, ces hypogées du temple de Momus présentaient l’aspect lugubre d’une communauté de troglodytes assommés par des incantations trop fortes.

Tant que dura le carnaval, Laurent mit un point d’honneur à ne point voir son lit, à ne point quitter son pierrot fripé.

Le carnaval des rues ne le sollicita pas moins que les caravanes nocturnes. Battant les artères dévolues à la circulation des mascarades, il fut partout où le tapage était le plus étourdissant, la mêlée la plus effervescente. Les éclats des trompes et des crécelles se répercutaient de carrefour en carrefour ou des vessies de porc gonflées et brandies en manière de massues s’abattaient avec un bruit mat sur le dos des passants. Des chie-en-lit, fallacieux pêcheurs, aggravant encore la bousculade, tendaient, en guise d’hameçon, au bout de leur ligne, une miche enduite de mélasse, que des gamins aussi frétillants et voraces que des ablettes s’évertuaient à happer, en ne parvenant qu’à se poisser le visage.

Mais Paridael se passionnait surtout pour la guerre des pepernotes, la véritable originalité du carnaval anversois. Il convertit une grosse partie de ses derniers écus en sachets de ces « noix de poivre », confetti du Nord, grelons cubiques pétris de farine et d’épices, durs comme des cailloux, débités par les boulangers et avec lesquels s’engagent, depuis l’après-midi jusqu’à la brume, de chaudes batailles rangées entre les dames peuplant les croisées et les balcons et les galants postés dans la rue, ou entre les voiturées du « cours » et les piétons qui les passent en revue.

L’après-midi du Mardi-Gras, Laurent reconnut dans l’embrasure d’une fenêtre de l’Hôtel Saint-Antoine, louée à un taux formidable pour la circonstance, Mmes Béjard, Falk et Lesly.

Il n’avait plus revu sa cousine depuis le sac de l’hôtel Béjard, et il s’étonna de n’éprouver, à l’aspect de Gina tant idolâtrée, que du dépit et une sorte de rancune. Il lui en voulait, pour ainsi dire, de l’avoir aimée. Sa vie orageuse, la misère et