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LA NOUVELLE CARTHAGE

Il lui raconte, tout d’une haleine, le scandale auquel il vient d’assister.

— Le misérable, s’écrie-t-elle en apprenant le rôle joué par Béjard dans cette scabreuse aventure. « Je ne suis pas sortie ce soir ! Ma parole ne vous suffit pas ? Tenez, les cachets de la poste sur cette lettre recommandée établissent que celle-ci m’a été remise il y a une heure environ. Je finissais d’y répondre, lorsque vous avez fait irruption ici, et vous accorderez qu’il m’a bien fallu une heure pour remplir ces quatre pages d’une écriture aussi serrée que la mienne.

Pour être édifié, Laurent n’avait pas besoin d’une preuve irrécusable ; tout, dans Gina, proclamait l’innocence ; son maintien reposé, sa toilette d’intérieur, sa coiffure disposée pour la nuit, le son de sa voix, l’expression honnête de ses yeux, jusqu’au parfum tiède et calme que dégageait sa personne.

— Pardonnez-moi, cousine, d’avoir douté un instant de vous !… Pardonnez-moi surtout ma conduite de tout à l’heure…

— J’avais déjà oublié cette bagatelle… Ah ! Laurent, c’est plutôt moi qui devrais te demander pardon ! N’étais-je pas cruelle à l’égard de tout le monde, mais surtout au tien, mon bon Laurent !… Sois-moi pitoyable. J’ai bien besoin, à présent, qu’on m’épargne. J’expie durement ma coquetterie…

« Depuis longtemps tu détestes Béjard, n’est-ce pas ! Tu ne le haïras jamais assez. C’est notre ennemi à tous, c’est la bête malfaisante par excellence… Tu sais, le naufrage de la Gina. Eh bien, c’est horrible à dire, mais j’ai la conviction que le misérable prévoyait ce désastre, que celui-ci entrait même dans ses spéculations. Oui, il savait le navire incapable de tenir plus longtemps la mer… »

— Non ! Oh, non ! Ne dis pas cela. Béjard était un ange ! il y a deux secondes ! Béjard était bon comme Jésus !… Il savait cela, il voulait ce massacre ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Oh non !… hurlait Laurent en se prenant la tête à deux mains, en se bouchant les oreilles.

— Oui, je jurerais sur mon âme qu’il le savait. Il se méfie de moi. Il sent que je le devine, il me craint. Il a peur que je ne parle. Je sais aussi qu’il a voulu, avec le vieux Saint-Fardier, te faire enfermer comme fou. Sans mon père, on te colloquait. Fou ! On le deviendrait au milieu d’un pareil monde. C’est miracle que j’aie conservé la raison. Je jurerais que la catastrophe de ce soir a été préparée par lui, avec Vera-Pinto, le Chilien que tu as remarqué cet après-midi dans la rue et revu chez Casti !

Et Gina raconta à Paridael que depuis son arrivée à Anvers cet individu la poursuivait de ses assiduités. Plusieurs fois elle