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LA NOUVELLE CARTHAGE

l’avait éconduit, mais il revenait toujours à la charge, encouragé, aussi incroyable que cela parût, par Béjard même auprès de qui il avait remplacé Dupoissy. Il avait, certes, l’âme encore plus basse et plus noire que le Sedanais, et Gina n’augurait rien de bon de ce que les deux associés tripotaient ensemble sous prétexte de commerce.

Béjard entendait reconquérir sa liberté pour épouser une autre héritière. Depuis qu’il l’avait ruinée, Gina ne représentait plus qu’un obstacle à sa fortune. N’osant se débarrasser de sa seconde femme comme il avait dû le faire, là-bas, de la première, il avait tenté, par persuasion, de faire consentir Gina au divorce. L’intérêt de son enfant, et aussi le souci de sa réputation, avaient empêché Gina de se rendre à ses instances, autrement elle eût été la première à souhaiter la rupture de cette abominable union. En présence de ce refus, Béjard avait eu recours à la menace, puis, comme sa femme ne cédait toujours pas à sa volonté, il l’avait battue, oui, battue, sans pitié. Toutefois un jour, qu’il levait de nouveau la main sur elle, Gina s’arma d’un couteau et menaça de le lui plonger dans le ventre. Aussi lâche que méchant, il se l’était tenu pour dit. Mais, pour briser la résistance de son épouse, il devait mettre en œuvre des moyens autrement abominables ! Il avait essayé de la pousser dans les bras du Chilien ! Elle déconcerta ces embûches et le Chilien en fut pour ses frais de galanterie. Enfin, en désespoir de cause, ne parvenant pas à induire sa femme en adultère, Béjard avait résolu de la faire condamner et flétrir comme si elle était coupable. De connivence, toujours, avec Vera-Pinto, il n’avait pas hésité, pour l’atteindre, à frapper les petites Saint-Fardier.

Voici, présumait Gina, quelle était la trame du complot :

— Après avoir averti Béjard de la partie galante liée pour la soirée, le Chilien s’y était rendu avec l’une ou l’autre de ses conquêtes.

« Il n’en manque pas, je l’avoue, même dans ce qu’on appelle la bonne société, disait Mme Béjard, car mes égales ne partagent pas toutes mon aversion pour cet équivoque métis. Inutile de les nommer. Plus heureuse qu’Angèle et Cora, la troisième dame mêlée à cette aventure aura pu, du moins, s’enfuir à temps. Cette personne ne se doute pas qu’elle doit précisément son salut à la haine que me vouent Béjard et son âme damnée. Il importait à ceux-ci de la faire disparaître avant l’arrivée de la police pour m’impliquer moi-même dans cette affaire. Ne m’avait-on pas vue l’après-midi en compagnie de mes malheureuses cousines ? Et Von Frans, Ditmayr et Vera-Pinto ne sont-ils pas demeurés tout le temps plantés sous