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LA NOUVELLE CARTHAGE

qu’il dit à Gina, après un long silence, en gardant ses mains dans les siennes :

— Tu aimes donc encore Bergmans !

L’accent de sa voix décelait tant de tristesse et d’affection que Gina le regarda. Mais elle fut tout étonnée de lui trouver ces yeux noyés et bizarres qu’elle lui avait vus déjà, un jour d’alerte, dans l’orangerie, et comme il lui serrait les mains de plus en plus fort :

— Laurent ! fit-elle… Laurent ! en essayant de le repousser et sans répondre à sa question.

Lui, cependant, continuait de sa voix infléchie et mourante :

— Ne crains rien de moi, Gina… Pense tout ce que tu voudras sur mon compte ; accable-moi de mépris, mais dis-toi bien qu’il n’est rien que je ne tente pour ton bonheur… Telle était l’expression sincère de ses sentiments, mais pourquoi, tout en tenant à Gina ces propos respectueux, la pression trop rude de ses doigts et la flamme fauve de ses prunelles démentaient-elles ce discours ?

— S’il venait à disparaître, ce Béjard, c’est Bergmans que tu épouserais…

Sa voix semblait venir de l’autre monde comme celle de ceux qui rêvent tout haut.

— Veux-tu que je le tue, dis, ton mari ? Tu n’as qu’à parler pour cela !… Voyons, parle !… Parle, te dis-je ! Le regard d’assassin ne menaçait pas seulement celui qui en avait défini de cette façon l’intensité troublante et le feu livide. Gina venait d’y lire autre chose qu’une furie meurtrière, une postulation plus directe, une menace imminente…

— Avant que j’assure à jamais ton bonheur et celui de Bergmans, sois bonne un seul instant pour moi, Gina… l’instant que dure le baiser d’une sœur… Après, je partirai pour accomplir ma mission… Et plus jamais tu ne me reverras… Vite, ce baiser d’adieu, ma Régina…

Sa voix s’altérait, se faisait rauque et menaçante, son imploration sonnait faux ; il attirait de force la jeune femme contre sa poitrine en lui meurtrissant les poignets.

— Laurent ! Finissez ! Vous me faites mal… Au lieu d’obéir, il lui patinait le charnu des bras ; il portait même les mains à son corsage et, au frisson des seins, sous l’étoffe mince du peignoir, il appuya goulûment ses lèvres contre les siennes. Presque renversée, sur le point de lui appartenir, elle parvint à se dégager et bondit de l’autre côté de la table :

— Tous mes compliments, maître fourbe ! Et dire que j’accusais Vera-Pinto ! C’est toi le suppôt de Béjard ! J’y suis à pré-