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LA NOUVELLE CARTHAGE

souvent pénible, comme une gymnastique rendant l’élasticité à leurs membres longtemps engourdis.

Même les émigrants, stationnant aux portes des consulats, semblaient à Paridael moins pitoyables, plus résignés que de coutume.

Passant devant le Coin des Paresseux, il constata que tous les habitués en étaient absents.

Leur roi, cagnard invétéré, ne travaillant pas quand les plus croupissants caleurs se laissaient embaucher, dérogeait exceptionnellement à sa fainéantise. Cette constatation humilia quelque peu Laurent Paridael. Il demeurait l’unique bourdon de la ruche en pleine activité. Il lui tardait de se régénérer par le travail.

À cette fin il aborda plusieurs brigades de débardeurs et demanda de l’emploi, n’importe lequel, à leur baes, mais celui-ci, après l’avoir dévisagé, peu soucieux de s’empêtrer d’une main-d’œuvre aussi dérisoire que celle d’un marmiteux rongé par deux mois de fièvres, l’engageait à repasser le lendemain, alléguant que la journée était déjà trop avancée.

Charriant les camions, passaient, d’une allure majestueuse et lente, les grands chevaux des « Nations ». À leurs larges colliers des clous dorés dessinaient le nom ou le monogramme de la corporation propriétaire. Les voituriers de ces chars n’emploient pour toutes rênes qu’une longue corde de chanvre passée négligemment dans un des anneaux du collier. Soit qu’ils trônent debout sur leurs chariots lèges à la façon des cochers antiques, ou qu’ils marchent, placides et apparemment distraits, à côté du véhicule chargé, leur adresse, leur coup d’œil et aussi l’intelligence de leurs chevaux sont tels, que les camions se croisent, se frôlent, sans jamais s’accrocher.

Laurent ne se lassait pas de s’extasier devant ces rudes chevaux et ces magnifiques conducteurs, il s’immobilisait même sur leur passage et à tout instant il se fût fait écraser, si un impératif claquement de fouet ou une gutturale onomatopée ne l’eût averti de se garer.

Ivre de renouveau, il pataugeait avec volupté dans cette boue grasse, sueur noire et permanente d’un pavé continuellement foulé par le pesant roulage ; il enjambait des rails et des excentriques de voies ferrées ; des amarres le faisaient trébucher, des ballots jetés à la volée, de mains en mains, comme de simples muscades par des jongleurs herculéens, menaçaient de le renverser, et l’équipe dont il contrariait la manœuvre rythmique et cadencée, le houspillait dans un patois énorme et croustilleux comme leurs personnages.

Rien n’altérait, aujourd’hui, la belle humeur de Laurent ; il prenait plaisir à se sentir rudoyé par le monde de ses préfé-

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