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LA NOUVELLE CARTHAGE

Aussi ne fut-il pas peu surpris en constatant que, passé les réservoirs à pétrole, vers le hameau d’Austruweel — piteux coin de village cruellement séparé de son clocher par les nécessités stratégiques, et réuni de force à la région urbaine — s’élevait un agglomérat de constructions sommaires et hâtives comme un baraquement, d’un aspect si trouble, si rebutant, édifiées tellement à la diable, que Laurent n’était pas loin de leur attribuer, en effet, une origine diabolique. Aucun nom, aucune enseigne ne les revêtait, comme si le propriétaire eût été honteux de revendiquer sa propriété ou comme s’il eût exercé une profession inavouable. Ces masures avaient dû pousser là comme les champignons germent en une nuit dans les endroits humides, propices aussi à l’éclosion de crapauds.

L’ensemble tenait à la fois du lazaret, du dispensaire, du chantier d’équarrissage, d’un entrepôt de contrebande, d’une brûlerie clandestine reléguée hors la zone des industries normales.

Choqué désagréablement, Laurent Paridael s’arrêta malgré lui devant ces pourpris interlopes, consistant en cinq corps de bâtiments sans étages, faits d’épaves, de torchis, de gravats, de produits agglutinés comme une chose provisoire à laquelle on ne demanderait qu’une consistance éphémère.

Entouré d’un méchant palis, garde-fous vermoulu, l’ensemble jetait une note discordante dans l’harmonie grandiose et loyale, dans l’impression de probe aloi produite aujourd’hui par le panorama d’Anvers. Ces bicoques sans destination apparente intriguaient Paridael plus qu’il ne l’aurait voulu.

Il fut distrait de sa critique par une dizaine d’apprentis, garçons et jeunes filles, qui, hâtant le pas et devisant joyeusement, allaient précisément s’engager dans ces chantiers équivoques.

Il les aborda avec l’angoisse d’un sauveteur qui saute à l’eau ou au mors de chevaux emballés, pour secourir le prochain en détresse, et leur demanda ce que représentait ces installations suspectes.

— Ça ? mais c’est la Cartoucherie Béjard ! lui dirent-ils en le regardant comme s’il tombait de la lune.

À cette réponse il dut avoir l’air encore plus ahuri. Comment n’avait-il pas prévu cette corrélation ? Établissement de mine si repoussante et de dehors si maléfique ne pouvait évidemment servir qu’à Béjard.

Laurent Paridael se rappela qu’on lui avait parlé de la dernière opération de Béjard. Sans se réconcilier avec Bergmans, il avait applaudi à la campagne véhémente conduite par le tribun contre les menaçantes œuvres du marchand de