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LA NOUVELLE CARTHAGE

viande humaine, et s’il ne s’était pas mêlé plus activement à cette opposition, c’est qu’il croyait le magistrat incapable de tolérer pareilles manipulations à l’intérieur de la ville. Et voilà que Paridael trouvait ses prévisions démenties et le salut public mis en péril malgré les philippiques, les adjurations et les cris d’alarme de Bergmans !

Béjard, le méchant alchimiste, était parvenu à établir son laboratoire où bon lui semblait.

C’était dans ces ateliers précaires, presque ouverts à tous les vents, plutôt aménagés pour séduire les chauves-souris que pour abriter des êtres humains, que se pratiquaient ces opérations redoutables !

C’était dans le proche voisinage des matières les plus combustibles qu’on tolérait la présence des plus foudroyants producteurs du feu ! Non seulement on installait une soute aux poudres à côté des entrepôts de naphte et d’huile, mais on se livrait sur cette poudre à une trituration des plus propres à la faire éclater.

C’était des gamins, des bambines fatalement volages et étourdis, appartenant par essence à la classe la plus turbulente et la plus téméraire des prolétaires anversois, que l’on chargeait d’un travail pour lequel on n’aurait jamais requis manipulateurs trop sages et trop rassis !

Et pour que rien ne manquât à cette gageure, pour que le défi criât mieux vengeance au ciel, pour tenter plus sûrement Dieu ou plutôt l’Enfer, on outillait d’engins grossiers et rudimentaires ces menottes novices et maladroites.

Enfin, provocation suprême, on logeait une machine à vapeur et son foyer à proximité de la poudrière, on traitait littéralement la poudre par le feu !

Ne considérant que le peu de difficulté, comportée par la tâche même, simple travail de mazettes, « un véritable jeu d’enfant ! » disait en ricanant l’âpre capitaliste, celui-ci avait tout bonnement rabattu deux cents de ces tout jeunes rouleurs et trôleuses pullulant dans le quartier des Bateliers et de la Minque, graine de ribaudes, de colporteuses, de pilotins, de smugglers et de runners, truandaille à faibles prétentions qu’il salariait à raison de quelques liards par jour. Béjard s’occupait aussi peu du salut de ces pauvrets que de la vie des émigrants. Cette cartoucherie était le digne pendant du navire avarié. Laurent s’imagina même reconnaître dans ces planches moussues et goudronnées, des épaves de la Gina.

L’aîné des gamins, auxquels Laurent venait de s’adresser, ne courait que sa seizième année et il apprit de lui que la plupart de ses compagnons n’atteignaient pas cet âge.