Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/265

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
261
LA NOUVELLE CARTHAGE

si bleu, si caressant n’avait leurré les mortels. Contrairement à la prophétie les astres ne s’écroulaient pas, le jour printanier continuait de sourire indifférent, même réjoui, et la fumée épaisse et noire, déroulant au loin ses volutes pressées, noire écume de cette tempête de flammes, ne parvenait à voiler ou à troubler l’impavide et sereine majesté du soleil.

Cependant, après l’inertie et la consternation du premier moment, un vent d’épouvante balayait la population vers la campagne méridionale et chassait de leurs foyers, sous une grêle de platras et de vitres cassées, les habitants des quartiers les plus éloignés de la cartoucherie. Des ouvriers échappés à la mort : calfats, débardeurs, trieuses, femmes portant des poupons sur les bras, jeunes filles presque nues, matelots, douaniers, éclusiers, hagards, horriblement essoufflés, les prunelles plus dilatées que par la belladone ; la bouche fendue, élargie par un cri prolongé, les cheveux et les habits brûlés, parfois atteints jusqu’à la chair, torchères vivantes dont la course stimulait l’activité, se ruaient à l’assaut des berges et allaient même se jeter dans l’Escaut.

Un de ces fuyards courut sur Laurent qu’il faillit renverser. Laurent reconnut Béjard et, arraché brusquement à la fascination, la haine lui restituant toute sa lucidité, persuadé que cette extermination était l’ouvrage de son ennemi, le couronnement de ses iniquités, il le happa au passage.

En cet instant hypercritique, il récupéra ses forces perdues. Il allait tenir parole : venger Régina, venger Anvers, venger les émigrants délibérément jetés aux poissons, venger enfin les petiots de la cartoucherie.

Ah, c’était donc là les « vues » que le destin avait sur lui !

Béjard se débattit, hurla même « à l’incendiaire ! » mais tout entiers à leur propre détresse, les fugitifs poursuivaient leur course sans se préoccuper de ce corps à corps.

Laurent matait Béjard, le serrait d’une poigne implacable tenant à la fois des crocs du boule-dogue, des serres du gypaète, des tentacules de l’araignée, des ventouses de la pieuvre.

Ah ! il s’était flatté, l’exacteur, le tortionnaire, le marchand d’âmes, de survivre à cette hécatombe d’enfants ! Il touchait au salut, le fléau semblait l’amnistier, mais quelqu’un de plus vigilant et de plus acharné que les flammes se trouvait heureusement là pour suppléer à leur aveugle clémence et leur restituer la proie qu’elles laissaient échapper.

Aussi implacable que la mort même, justicier absolu, Laurent ramenait son patient du côté de la gehenne. Il était le seul, dans tout Anvers, qui se dirigeât de sang-froid vers ce foyer