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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Et pourquoi cela ? objectait Dobouziez. Un ouvrier qui nous servait depuis vingt ans !

— Peuh !… Il buvait… Il était devenu malpropre, négligent ! Quoi !

— En vérité ? Et son remplaçant ?

— Un solide manœuvre qui ne touche que le quart de ce que nous coûtait cet invalide.

Et Saint-Fardier clignait malicieusement de l’œil, épiant un sourire d’intelligence sur le visage de son associé, mais l’autre augure ne riait pas et sans désapprouver, non plus, ce renvoi, rompait les chiens, d’un air indifférent.

Certes, il fallait à ces ouvriers une forte dose de philosophie et de patience pour endurer sans se rebiffer la superbe, les mépris, les rigueurs, l’arbitraire des patrons armés contre eux d’une légalité inique !

Et que d’accidents, d’infirmités, de mortuaires aggravant le sort de ces ilotes ! La nature de l’industrie même enchérissait sur la malveillance des industriels.

Laurent qui visitait l’usine dans tous ses organes, qui suivait les œuvres multiples que nécessite la confection des bougies depuis le traitement des fétides matières organiques, graisses de bœufs et de moutons, d’où se sépare, non sans peine, la stéarine blanche et marmoréenne, jusqu’à l’empaquetage, la mise en caisse et le chargement sur les camions, — Laurent ne tarda pas à attribuer une influence occulte, fatidique et perverse au milieu même, à cet appareil, à cet outillage où se trouvaient appliqués tous les perfectionnements de la mécanique et les récentes inventions de la chimie.

Il descendait dans les chambres de chauffe, louvoyait dans les salles des machines, passait des cuves où l’on épure la matière brute en la fondant et en la refondant encore, aux presses où, dépouillée de substances viles, comprimée en des peaux de bêtes, elle se solidifie à nouveau.

Au nombre des ateliers où se trituraient les graisses, le plus mal famé était celui des acréolines, substance incolore et volatile dont les vapeurs corrosives s’attaquaient aux yeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutes les douze heures et prendre de temps en temps un congé pour neutraliser les effets du poison, à la longue l’odieuse essence déjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles.

C’était comme si la Nature, l’éternel sphynx furieux de s’être laissé ravir ses secrets, se vengeait sur ces infimes auxiliaires des défaites que lui infligeaient les savants !

Plus expéditive que les vapeurs corrodantes, mais aussi lâche, aussi sournoise, la force dynamique cache son jeu et ne parve-