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LA NOUVELLE CARTHAGE

nant pas toujours à se venger en bloc, par une explosion, des hommes qui l’ont asservie, guette et atteint, une à une, ses victimes. Le danger n’est pas à l’endroit où la machine en pleine activité gronde, mugit, trépigne, met en trépidation les épaisses cages de maçonnerie, dans lesquelles sa masse d’acier, de cuivre et de fonte, plonge jusqu’à mi-corps, comme un géant emmuré vif. Ses rugissements tiennent en éveil la vigilance de ses gardiens. Et même prêt à se libérer de ses entraves, à éclater, à tout faire sauter autour de lui, le monstre est trahi par son flotteur d’alarme et la vapeur accumulée s’échappe inoffensive par les soupapes de sûreté. Mais, c’est loin du générateur, des volants et des bielles que la machine conspire contre ses servants. De simples rubans de cuir se détachent de la masse principale, comme les longs bras d’un poulpe, et, par des trous pratiqués dans les parois, actionnent les appareils tributaires. Ces bandes sans fin se bobinent et se débobinent avec une grâce et une légèreté éloignant toute idée de sévices et d’agressions. Elles vont si vite qu’elles en semblent immobiles. Il y a même des moments qu’on ne les voit plus. Elles s’échappent, s’envolent, retournent à leur point de départ, repartent sans se lasser, accomplissent des milliers de fois la même opération, évoluent en faisant à peine plus de bruit qu’un battement d’ailes ou le ronron d’une chatte câline, et lorsqu’on s’en approche leur souffle vous effleure tiède et zéphyréen.

À la longue l’ouvrier qui les entretient et les surveille ne se défie pas plus de leurs atteintes que le dompteur ne suspecte l’apparente longanimité de ses félins. Aux intervalles de la besogne, elles le bercent, l’induisent en rêverie ; ainsi, murmures de l’eau et nasillements de rouet. Mais chattes veloureuses sont panthères à l’affût. Toujours d’aguets, dissimulées elles profiteront de l’assoupissement, d’une simple détente, d’un furtif nonchaloir, d’un geste indolent du manœuvre, du besoin qu’il éprouvera de s’adosser, de s’étirer en évaguant…

Elles profiteront même de son débraillé. Une chemise bouffante, une blouse lâche, un faux pli leur suffira. Maîtresses d’un bout de vêtement, les courroies de transmission, adhésives ventouses, les chaînes sans fin, tentacules préhensiles, tirent sur l’étoffe et, avant qu’elle se déchire, l’aspirent, la ramènent à eux ; et le pauvre diable à sa suite. Vainement il se débat. Le vertige l’entraîne. Un hurlement de détresse s’est étranglé dans sa gorge. Les tortionnaires épuisent sur ce patient la série des supplices obsolètes. Il est étendu sur les roues, épiauté, scalpé, charcuté, dépecé, projeté membre à membre, à des mètres de là comme la pierre d’une fronde, ou exprimé comme un citron, entre les engrenages qui aspergent

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