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LA NOUVELLE CARTHAGE

Vincent Tilbak. Mais c’est le coin le plus curieux de la fabrique. Il faut voir mon équipage à l’œuvre ! De vraies abeilles !…

Ce Tilbak était un marin, pays de la bonne Siska.

Jadis, après un voyage au long cours, à peine débarqué, vite, il mettait le cap sur la maison des Paridael. Ses hardes de gros bleu embaumaient le goudron, le varech, le brôme, la marine, toutes les senteurs du large, et de son être même émanait un parfum non moins viril et loyal. Pour achever de se faire bien venir, il avait toujours les poches pleines de curiosités de l’océan et des antipodes : coquillages carnés, fruits musqués pour Laurent ; et pour Siska une étoffe de l’Extrême-Orient, un bijou de Japonaise, une amulette d’anthropophage. Tilbak racontait ses aventures, et tel était le plaisir que Laurent prenait à ces récits que lorsque le narrateur épuisait son répertoire d’histoires véridiques, il lui fallait en inventer de fabuleuses. Et gare s’il s’avisait de les abréger ou d’en altérer un détail ! Laurent n’admettait pas les variantes et se rappelait, implacablement, la version primitive. Heureusement pour le complaisant rapsode, il arrivait au petit tyran, malgré sa vigilance et sa curiosité, de céder au sommeil. Siska le mettait coucher dans un cabinet à côté de la chambre de Monsieur. Alors les deux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais parfois gênant, pouvaient se parler d’autre chose que de naufrages, de baleines, d’ours blancs et de cannibales.

Une fois qu’ils le croyaient bien endormi, avant que Siska l’eût porté au premier, Laurent se réveilla à moitié au bruit d’un baiser sonore et tout à fait à celui d’une claque non moins généreusement appliquée. Le baiser était l’œuvre de Vincent, la gifle celle de Siska. Digne Vincent ! Laurent intervint dans la querelle et réconcilia les deux amis avant de se rendormir pour de bon. D’autres fois cette mauvaise Siska chicanait le débonnaire à propos de l’âcre tabac qui la faisait tousser, disait-elle, et qui empestait la maison. Il fallait voir la tête contrite et suppliante, à la fois radieuse et penaude de la « culotte de goudron », comme l’appelait Siska.

Et c’est ce Vincent-là, ce prestigieux Vincent dont le béret, la vareuse bouffante au large collet rabattu et les grandes bottes l’éblouissaient au point de lui donner envie de s’embarquer comme mousse avec lui, que le jeune Paridael revoyait ce matin, en prosaïque habit de terrien, dans l’étouffante usine du cousin Dobouziez ! Comment cela se faisait-il ?

Malgré sa passion pour la Grande Tasse et les aventures dangereuses, mais si enoblissantes, contribuant à dilater le cœur et à en éloigner les spéculations mesquines et viles, Til-