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LA NOUVELLE CARTHAGE

bak s’était résigné pour l’amour de Siska à dépouiller les bragues goudronnées, le jersey de laine bleue, le suroît ou zuidwester de toile cirée, et à reprendre pied sur le plancher des vaches. Les pays s’étaient mariés. De leurs économies ils s’achetèrent un petit fonds de victuaillier de navire et s’établirent dans le quartier des Bateliers, près du Port. Siska s’occupait de la boutique, et Vincent venait d’entrer comme contremaître chez M. Dobouziez, sur la recommandation de son ancien capitaine, très porté pour le brave gabier.

— Et Siska ? demandait continuellement le petit Paridael.

— De plus en plus fraîche et jolie, Monsieur Lorki, Monsieur Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme à présent… Comme elle serait heureuse de vous voir ! Il ne se passe pas de jour sans qu’elle me parle de vous… Depuis les trois semaines que je navigue ici, elle m’a demandé au moins mille fois si je ne vous voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez, quelle mine avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue de vous appeler du nom qu’on vous donnait chez feu votre cher papa. Mais, dame ! je ne savais auprès de qui m’informer… Les bourgeois d’ici ont — excusez ma franchise — quelque chose qui vous ôte l’envie de leur adresser la parole… Vrai, il n’a pas l’air commode, le capitaine Dobouziez. Et l’autre donc ! Un vrai prévôt ! Mais vous voilà, dites-moi bien vite ce qu’il me faut raconter à Siska. Et à quand votre visite ?

Et le brave brunet, toujours carré, toujours franc et amène comme aux bons jours, un peu plus barbu, un peu moins halé, les oreilles encore percées d’anneaux d’argent, croyait devoir se récrier sur la bonne mine du jeune Paridael, quoique celui-ci n’eût plus son air épanoui et insouciant d’autrefois. Mais en ce moment sa joie de retrouver Vincent était si grande qu’un rayon passager dissipait les ombres de sa physionomie prématurément songeuse.

— Je ne sors jamais seul, répondit-il, avec un gros soupir, à la dernière demande de son ami… On ne me conduit même pas chez les autres personnes de la famille… Le cousin trouve que c’est temps perdu et que ces visites me distrairaient de mes études… Les études ! Le cousin ne voit que cela…

— Vrai. Là ! C’est dommage ! dit Vincent, lui-même un peu défrisé. Mais si c’est pour votre bien, Siska en prendra son parti. De sorte que nous devenons un vrai savant, hein, monsieur Lorki ?

Que le gamin eût voulu sauter au coup du matelot et le charger de baisers pour son excellente Siska ! Mais entre ces murs de l’usine malfaisante, à proximité de ces bureaux où régnait