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LA NOUVELLE CARTHAGE

blotantes. Et les ténèbres s’épaississaient chargées des mortuaires de la journée.

À quelques pas se dressait la fabrique plus noire encore que cette ombre, semblable au temple d’une divinité malfaisante. Surcroît de calamité ! À cette heure équivoque le terrible fossé, plus effervescent encore que de coutume, neutralisait par ses effluves homicides l’encens de ces prières et l’eau bénite de ces pleurs !

Pour renforcer cette impression d’angoisse et de désespoir, il parut à Laurent, dont les yeux scrutaient le visage souriant de la petite madone, que ce visage reproduisait le masque impérieux et trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-il que pour faire avorter ces dévotions, le génie de l’usine Dobouziez se fût substitué à la Reine du Ciel ! Justement les pauvres mères, les épouses, les sœurs, les filles, les bambines et les aïeules entonnaient à la suite du vicaire en surplis, dirigeant leur neuvaine, un pressant et lamentable Regina Cæli !

Laurent n’en pouvait plus douter. Il reconnaissait cette moue avantageuse, ce regard hautain et moqueur. Il aurait même juré qu’un souffle s’échappait des lèvres de la fausse madone et qu’elle prenait un sournois plaisir à éteindre elle-même les derniers lumignons !

Le collégien fut tenté de se jeter entre l’idole et la foule et de leur crier : — Arrêtez ! Vous vous abusez cruellement, ô pauvresses, mes sœurs ! Celle que vous invoquez, c’est l’autre Reine, l’aussi belle, mais la plus impitoyable !… Arrêtez ! c’est Régina, la Nymphe du Fossé, la fleur du cloaque ; il l’enrichit, il la fait saine et superbe ; et vous, elle vous empoisonne ; et vous, elle vous tue !

Mais le cantique se fondit subitement dans une explosion de sanglots. Aucun cierge ne brûlait plus. La petite madone se dérobait aux regards conjurateurs de ces humbles femmes. Le dernier cholérique venait d’expirer.